La roue de la fortune tourne, et elle est en faveur des pays du Golfe. Une conjoncture qui n’a pas échappé aux investisseurs de la Silicon Valley qui n'hésitent plus à assumer de travailler avec eux.
Les plus gros VC, investisseurs en capital-risque, de la Silicon Valley paraissent décidés à se tourner vers les pays de l’or noir. Une enquête parue le 12 avril dans le Financial Times documente comment ils parcourent la péninsule arabique, s’affichent sans complexe aux côtés des grandes fortunes et tentent de consolider des liens à long terme. Le journal s’en étonne et relaie les tensions qui divisent la communauté des investisseurs. Mais ces liens sont-ils si nouveaux ?
Le pétrole n’a plus d’odeur
Depuis une décennie, les relations entre les VC de la Silicon Valley et les pays du Golfe semblaient figées. Les premiers proclamaient que jamais ils n’accepteraient d'argent en provenance de cette région du monde, ni même de simples rencontres avec ses représentants. En cause, le bilan du royaume en matière de droits humains, aggravé par le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi perpétré en 2018 par des agents saoudiens. Mais ça, c’était avant, avant que la conjoncture ne change dans les deux camps.
D’un côté, les sociétés de capital-risque, après des années Covid florissantes, subissent la crise et essuient des pertes sur certains marchés, celui des cryptomonnaies en particulier. De l’autre côté, des pays qui veulent sortir d’une économie qui s’est longtemps concentrée sur le combo pétrole-armes-tourisme religieux pour aller frayer du côté des nouvelles technologies entre autres. Bref, les premiers cherchent de l’argent, les seconds cherchent à investir... et les échanges s’en trouvent largement assouplis. « Nous sommes venus à San Francisco pour rencontrer l’écosystème en 2017, déclare au Financial Times Ibrahim Ajami, responsable des entreprises chez Mubadala Capital, une branche du fonds souverain d'Abou Dhabi. Maintenant... tout le monde vient à [nous]. »
Une amitié qui s’affiche sans complexe
Mais ce changement de posture a du mal à s’imposer. En novembre dernier, Elon Musk avait provoqué l’ire de l’administration Biden en faisant monter au capital de Twitter des fonds des pays du Golfe – à raison de 1,89 milliard de dollars provenant du fonds d'investissement saoudien, et 375 millions de dollars de la Qatar Holding (à noter que Binance, le géant sino-canadien des cryptomonnaies, avait aussi avancé 500 millions de dollars pour finaliser l'acquisition). Cette initiative questionnait la sécurité nationale, et à raison. En 2017, le royaume wahhabite avait lancé une armée de bots à l'assaut de Twitter pour y mener une vaste opération d'influence. Plus récemment, en août 2022, un ancien employé saoudien de Twitter a été reconnu coupable d'avoir espionné le réseau social pour le compte de Riyad afin d'obtenir des données sur les dissidents saoudiens actifs sur la plateforme. L’ouverture d’une enquête sur l’ouverture du capital de Twitter semblait donc tout à fait justifiée.
Ce que souligne le Financial Times, c’est que l’amitié entre la Silicon Valley et les pays du Golfe n’hésite plus à se manifester au grand jour et sans complexe. Des dirigeants américains se montrent à des évènements tel que le Grand Prix d'Arabie saoudite de Formule 1, répondant à l’invitation de Yasir al-Rumayyan, gouverneur du PIF (pas le journal à gadgets, mais le fonds souverain saoudien de 620 milliards de dollars). Parmi les heureux invités, le cofondateur d'Andreessen Horowitz, Ben Horowitz. Ce dernier ne cache plus là où le dirige son intérêt. Lors d'une conférence organisée le mois dernier à Miami par PIF (toujours pas le journal), Ben Horowitz saluait le royaume comme un "pays en démarrage" et comparait son prince héritier, Mohammed ben Salmane, à un fondateur d'entreprise. Un frère, donc.
La branche de capital-risque de PIF, Sanabil, a par ailleurs rendu public ses partenariats avec près de 40 sociétés de capital-risque américaines. On y trouve effectivement Andreessen Horowitz, Coatue Management, David Sacks' Craft Ventures, Insight Partners et 9Yards Capital, où George Osborne l'ancien chancelier britannique est associé directeur.
Une amitié pas si nouvelle
Mais les liens entre Silicon Valley et Arabie saoudite ne sont pas neufs. Revenons à Elon Musk. Quand le nouveau patron de Twitter fait monter au capital des fonds du Golfe, il ne fait que prolonger des liens déjà bien établis. Dès 2015, le prince saoudien Al-Walid ben Tatal était devenu le deuxième actionnaire du réseau social. Il renforçait une position acquise dès 2011, deux ans avant l’introduction boursière de Twitter. Le même homme d’affaires a également investi dans Snapchat en 2018. Arnaud Lacheret, directeur du MSc PPMBD Paris à Skema Business School, a vécu et travaille encore avec les grands groupes des pays du golfe dans le cadre d’échanges en matière de formation de leurs cadres. L’auteur de La femme est l'avenir du Golfe : ce que la modernité arabe dit de nous s’étonne que le journal américain souligne les relations entre la Silicon Valley et les pays du Golfe. « On s’offusque, en faisant mine de découvrir ces échanges pourtant anciens. Ce sont des pudeurs d’une totale hypocrisie. Les pays du Golfe investissent massivement et nouent des alliances avec de nombreuses entreprises occidentales depuis longtemps. Ils sont surtout en train de transformer en profondeur leur économie et leur société, et font émerger des écosystèmes nationaux très dynamiques. »
Les pays du Golfe, nouvel eldorado ?
Prenons l’Arabie saoudite. Le pays se distingue par des investissements à caractère cosmétique – rachat de clubs de foot, organisation des Jeux Olympiques d'hiver... le royaume saoudien et son prince héritier Mohammed ben Salmane travaillent activement au développement d’une économie locale plus diversifiée, tournée vers les loisirs et le tourisme. Cela passe par des projets pharaoniques : NEOM, une ville nouvelle futuriste s'étendant sur 170 km ; The Rig un parc à thème flottant de 1 400 hectares inspiré d'une plateforme pétrolière ; le « masterplan » d'AlUla, gigantesque complexe de musées, galeries, et d’un immense centre de recherche en archéologie ; et le dernier né, le New Murabba qui étendra le centre-ville de Riyad avec un cube gros comme 20 Empire State Buildings conçu pour accueillir magasins, résidences et hôtels de luxe. Autant de programmes qui nécessitent de consolider des liens très étroits avec toutes les industries occidentales – États-Unis et France compris : de la culture au bâtiment, de la formation au conseil..., en passant par les nouvelles technologies.
« Le fonds souverain du Royaume d'Arabie saoudite est extrêmement moteur sur ces sujets, confirme Arnaud Lacheret. Il rachète tous les projets locaux qui fonctionnent, et je pense que les Américains redoutent de voir émerger un écosystème national fort. À raison. Parce que le PIF a les moyens de soutenir la croissance et la réussite de ses projets. Mais il s’appuie encore sur les cabinets de conseil américains et une nouvelle génération formée dans les meilleures universités occidentales. » S’il existait encore quelques résistances à faire du business avec les puissances du Golfe, elles semblent avoir disparu. Quant aux droits humains ? Ils ne semblent pas peser lourd dans ce nouvel équilibre des forces.
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