Maxime Barbier

Découvrez les dataïstes, ces fétichistes qui enregistrent toute leur vie

© Maxime Barbier/Wikicommons

Vous, vous avez du mal à vous souvenir de ce que vous avez mangé hier midi, eux passent leur temps à mémoriser leur vie dans ses moindres détails, jour après jour. Bienvenue dans le monde des dataïstes, ces fétichistes de la data.

Ils sont partout, dans les start-up et sur Linkedin, sur Reddit et même peut-être chez vous. « Ils », se sont les amoureux du Quantified self, cette culture qui consiste à enregistrer toutes leurs données, tout le temps. Contrairement aux utilisateurs de bracelets connectés lambda qui traquent leur activité occasionnellement, les « dataïstes » comme on les appelle, ont élevé cette activité au rang d’art. Ils suivent de nombreux aspects de leur vie : le sommeil, leur humeur, leur temps de transport, leur alimentation, et même leurs cuites ou leurs orgasmes. Une fois ces données recueillies, ils les mettent en forme dans de gigantesques tableaux qu’ils analysent afin de repérer des modèles pouvant leur permettre de mieux comprendre comment leur vie fonctionne.

Ave data, ceux qui ont tout compté te saluent !

Pour repérer ces « dataïstes », le mieux est de se rendre sur Reddit, et plus précisément sur le forum r/dataisbeautiful. Chaque début d’année, ces amateurs de données postent leur bilan sous forme de tableaux ou de courbes multicolores. Pour voir ce que cela donne, un exemple avec Meduza3 qui a posté un tableau comportant, sur chaque jour de l'année, ses humeurs, son type d’alimentation, son état de santé ou celui de son sommeil. 

tableau de données

Selon lui, ce projet fut surtout l’occasion de comprendre la manière dont il fonctionne. « J’ai ajouté le plus de catégories possibles, car j’aimerais pouvoir trouver des modèles intéressants dans les semaines qui viennent, raconte-t-il. L’idée serait de voir, par exemple si manger de la pizza me rend heureux… » De son côté FrenklanRusvelti a posté un tableau traquant son activité heure par heure pendant un an.

Tout y passe, son travail, son sommeil en passant par ses voyages ou le temps passé à jouer aux jeux vidéo. « Chaque nouvelle année, je vois un tas d’internautes montrer leurs résultats et je me suis dit que je pouvais faire la même chose, raconte-t-il. Je pense que c’est un projet fascinant, pas seulement au niveau des résultats, mais aussi sur la manière dont on le réalise. »

En dehors des activités classiques comme le travail ou les loisirs, d’autres internautes décident de s’attaquer à des données plus « sensibles ». C’est le cas de Throwawanksndranks qui a modélisé sous forme de graphique une année de cuite et de masturbation.

un graphique avec des chiffres très très interessants
« En tant qu’ingénieur, l’idée de reconnaître mes habitudes et de quantifier mon comportement m’a naturellement attiré, raconte-t-il. Mais j’ai choisi ces deux sujets pour quatre raisons. Tout d’abord, il s’agit de deux activités que je pratique régulièrement, ce qui me permet d’ajouter de la force à mes statistiques. Ensuite, ces deux activités sont faciles à quantifier et à mesurer. Par ailleurs, j’étais assez excité à l’idée de voir s’il y avait une corrélation entre les deux. Enfin, j’ai pensé que ça intéresserait les autres amateurs de données. L’objectif global consiste surtout à apprendre et à satisfaire ma curiosité. »

Connais-toi toi-même...

Cette volonté de vouloir comprendre son fonctionnement et de pouvoir analyser les patterns est l’un des arguments qui revient le plus souvent chez les fous de la donnée. Pour Tamar Sharon et Dorien Zandlergen, deux chercheurs des Universités de Maastricht et d’Amsterdam (Pays-Bas) qui ont étudié cette communauté, le quantified self se rapproche beaucoup d’une autre pratique :  celle de la pleine conscience. « Souvent utilisé dans la méditation, le terme désigne le fait de garder un esprit vigilant dans ses activités quotidiennes, expliquent-ils. Cette pratique les aide à prendre conscience de leurs habitudes, de leurs actions inconscientes et de patterns qui sont généralement imperceptibles. » Une fois que les données sont étalées et analysées, elles doivent servir dans une démarche d’amélioration personnelle.

C’est très exactement l’objectif principal de Maxime Barbier, fondateur de Minutebuzz et grand obsessionnel de la donnée. « J’aime la data et cette notion que le monde est une multitude d’algorithmes (nous compris), explique-t-il. On enregistre certains aspects de notre quotidien dans le but de nous améliorer. D’après moi, si on ne peut pas mesurer quelque chose, on ne peut pas l’améliorer. Ce n’est pas pour autant que l’on mesure tout ce que l’on fait. Le plaisir n’est pas dans les chiffres que l’on rentre dans un Excel. Mais on prend du plaisir à devenir des meilleures versions de nous-même chaque jour. »

... pour améliorer le monde ?

Le travail n'est pas le seul concerné par cette volonté d’amélioration. Throwawanksndranks, qui a gardé une trace de ses orgasmes, estime que cette pratique a aussi changé ses habitudes : « Quand le projet était bien lancé, j’ai commencé à penser à l’optimisation, explique-t-il. J’ai essayé de corréler les données pour voir quels critères me donnaient le plus de plaisir par exemple. J’ai découvert que plus la masturbation durait peu de temps, plus j’étais satisfait. Depuis je passe moins de temps à chercher la bonne vidéo sur les sites pornos… »

Cette croyance dans l’amélioration personnelle et la performance explique sans doute pourquoi ce mouvement s’est développé dans la Silicon Valley à la fin des années 2000. Dans une conférence donnée en 2010 à Cannes, le rédacteur en chef de Wired et fondateur du mouvement Quantified self, Gary Wolf, décrit les données comme « des fenêtres tournées vers soi qui deviennent des miroirs ». Pour lui, l’enregistrement de multiples aspects de sa vie permet « l’amélioration de soi, mais aussi la découverte de soi, la conscience de soi, la connaissance de soi. » Il conclut sa conférence en indiquant : « Si nous voulons mieux agir dans le monde, nous devons mieux nous connaître ». 

De la donnée pour communier

Neuf ans plus tard, difficile de ne pas sourire devant ce discours qui semble tout droit sorti d’un épisode de la série Silicon Valley.

Le mouvement du Quantified self a d’ailleurs été souvent critiqué et décrit comme un groupe de gens obsédés par le contrôle de soi et la collecte d’information. Cette critique oublie pourtant un aspect important de cette culture. La collecte de données ne vaut souvent que si elle est partagée avec la communauté. De ce fait, elle sert aussi d’outil de communication et de narration. « On imagine souvent ce mouvement comme individualiste, expliquent Tamar Sharon et Dorien Zandlergen, mais on est étonné par le nombre d’échanges, de conférences et de rencontres qu’ils peuvent faire entre eux. Les données servent aussi à partager des détails intimes de leurs vies comme la sexualité, le deuil, la dépression. Ils peuvent aussi exposer leurs rêves, leurs séances de méditation et leur état mental. On est loin d’un groupe de narcissiques obsédés par la donnée et plus proche d’une communauté qui pratique la confession de groupe. »

La data ne rend pas accro et peut même vous aider à guérir

Enfin, si la plupart des dataïstes enregistrent leurs données sur de longues périodes, ils ne ressentent pas toujours la nécessité de réitérer cette expérience tous les ans. Beaucoup d’entre eux décrivent cette activité comme passionnante, mais aussi aussi contraignante. « J’ai adoré ce projet même si c’était épuisant parfois, explique FrenklanRusvelti. Une partie de moi était tentée de continuer pour 2019, mais je pense que j’ai besoin d’arrêter d’utiliser Google Spreadsheet 4 fois par jour. » Même constat pour Throwawanksndranks qui pense prendre un break pour l’année à venir. « Je pourrais relancer ce processus en 2020 si je trouve de nouveaux critères qui valent le coup d’être explorés. »

En bref, l’enregistrement de nombreuses données sur sa propre vie ne nuit pas à la santé et n’entraîne presque aucune accoutumance. Cela peut même aider à se sentir mieux dans nos baskets. Comme le résume bien Fibre Tigre, un développeur de jeux vidéo qui a noté ses journées pendant plusieurs mois, « Le but de tout ça, c’est d’être heureux et de comprendre pourquoi, alors que tout va bien, parfois, on est malheureux. La première chose à faire c'est de savoir quand ça va ou quand ça ne va pas et de tenir un journal de la journée. »

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.
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