Ne plus traiter chaque maladie séparément et considérer la vieillesse comme une maladie à l'origine de nombreuses autres. Des hypothèses au cœur du travail du chercheur Jean-Marc Lemaitre. Interview.
Et si on appuyait sur reset pour retrouver le corps et la forme de nos vingt ans ? Cette idée séduisante ou dérangeante, au choix, n’est plus une fiction. Certes, pour le moment, les seuls êtres à s’être offert une telle cure de jouvence sont des souris de laboratoire. Mais de plus en plus d’équipes de recherche à travers le monde planchent sur des cures de rajeunissement et envisagent d’appliquer leur recette à l’Homme. En 2023 on devrait assister à une accélération de ces technologies, dynamisées par des investissements colossaux de certains milliardaires – Jeff Bezos notamment. Et il est probable que dans les prochaines années nous voyons débouler le premier médicament permettant de guérir la vieillesse, prédit Wired.
Jean-Marc Lemaitre, directeur de recherche à l’Inserm et codirecteur de l'Institut de médecine régénératrice et de biothérapie à Montpellier, et son équipe travaillent sur ces sujets. Ce spécialiste de la biologie cellulaire estime que nous avons beaucoup à gagner à considérer la vieillesse comme une maladie dont on pourrait guérir. C’est ce qu’il défend dans son livre Guérir le vieillissement, publié en mars 2022 aux éditions humenSciences. Lui ne vise pas l’immortalité mais plutôt un allongement de l’espérance de vie – jusque 120 ans environ – mais surtout en bonne santé ! La clé de cette jeunesse prolongée ? La reprogrammation cellulaire. Explications.
Concrètement, comment fait-on pour rajeunir ?
Jean-Marc Lemaitre : Il y a plusieurs pistes. En ce qui me concerne, je m’intéresse à la sénescence cellulaire et à la déprogrammation du génome, qui sont à mon sens, deux grandes causes du vieillissement. En effet, nos cellules subissent tout au long de leur vie de nombreux stress qui les endommagent. Sénescence et déprogrammation sont les conséquences de ces endommagements. La cellule endommagée doit faire un choix : soit elle ne peut pas se réparer et elle s’autodétruit. Soit elle entre en sénescence, un mécanisme qui évite la cancérisation. C’est un processus positif au départ, mais une fois ce mode enclenché, la cellule ne peut plus se diviser, donc elle ne peut pas générer de nouveaux tissus. Et surtout, elle sécrète de nombreux facteurs dont certains créent de l’inflammation. Une des fonctions de notre système immunitaire est de détruire ces cellules sénescentes, ce qu'il fait plutôt bien, dans la majorité des cas. Mais avec l’âge le système immunitaire n’est plus capable de reconnaître les cellules sénescentes, et donc elles s’accumulent dans les tissus, où elles produisent de l’inflammation chronique. Enfin, troisième voie possible pour une cellule endommagée : la réparation. Mais dans ce cas, elle devient beaucoup moins fonctionnelle. C’est ce que j’appelle la déprogrammation.
Ma recherche porte donc sur les cellules sénescentes et les cellules déprogrammées. En 2011, à partir de la recherche du chercheur japonais Shinya Yamanaka sur la différenciation cellulaire, nous avons réussi à reprogrammer ces deux types de cellules. Nous avons prouvé qu’à partir de cellules sénescentes et vieillissantes déprogrammées on pouvait recréer des cellules embryonnaires, comme si elles étaient aux premiers jours de leur vie, puis les différencier à nouveau avec une physiologie rajeunie. Nous avons été la première équipe à prouver que le vieillissement était réversible. C’était une étape essentielle à nos yeux, car cela suggérait que l'on pouvait non seulement essayer de freiner le vieillissement, mais on pouvait aussi l'inverser pour rajeunir des cellules, des tissus ou des organes et en conséquence des organismes.
Où en sont vos recherches depuis 2011 ?
J-M. L. : Depuis 2011, nous avons mis en place, un certain nombre de développements pour que cette technologie puisse servir à la thérapie cellulaire, pour traiter certaines pathologies comme l’arthrose, notamment. Mais on ne meurt pas d'arthrose, c'est le vieillissement qui nous tue ! J'ai donc décidé de mettre en place des moyens de traiter la vieillesse comme une maladie, la mère des maladies, en partant du principe que les maladies liées à l'âge n'en sont que les conséquences. C'est ce que je présente dans mon livre. Pour cela, plutôt que de refaire des cellules équivalentes aux cellules souches embryonnaires pour rajeunir nos cellules vieillissantes, nous avons développé une autre stratégie, de reprogrammation transitoire, c’est-à-dire qui enclenche le phénomène, rajeunit la cellule, mais ne change pas son identité. Gros avantage, on peut l'appliquer sur l'organisme dans son ensemble. Nous avons testé cette méthode sur des souris, et publié un article en 2021.
Que s’est-il passé ?
J-M. L. : Si on fait cela tôt dans la vie de la souris, son état dans la dernière partie de la vie – à l’équivalent de 80 ans chez l’Homme – est considérablement amélioré. Tous les tissus sont en meilleur état, elles n’ont ni arthrose, ni ostéoporose, peu de fibroses, et elles gagnent 15 % d’espérance de vie en plus en bonne santé, et ont des peaux de bébé ! De façon inattendue, on s’est rendu compte que tout de suite après la reprogrammation, on constate une amélioration de la composition corporelle qui dure tout au long de la vie. Une seule reprogrammation permet de maintenir la masse musculaire et diminuer la prise de gras tout au long de la vie de la souris, ce qui est spectaculaire.
Concrètement, comment reprogramme-t-on les cellules ?
J-M. L. : Nos souris ont intégré une cassette qui permet d'exprimer des facteurs de reprogrammation, sous la dépendance d'un antibiotique. On le donne à boire à nos souris, et cela déclenche l'expression de ces gènes, qui permettent la reprogrammation des cellules et on arrête quand on le souhaite, en supprimant l'antibiotique...
Cette technique est-elle envisageable sur l’Homme ?
J-M. L. : C’est le but à terme, oui. Pour le moment, nous travaillons sur des applications précises. Nous avons monté une startup Ingraalys pour reprogrammer des cellules de peau humaine. Des partenariats avec des entreprises qui font de la cosmétique et de la médecine esthétique sont enclenchés.
Pourquoi commencer par la peau ?
J-M. L. : Parce que c’est plus facile, la peau est accessible, on peut faire facilement des prélèvements pour voir l’effet du traitement et on injecte déjà un certain nombre de composés dans ce type de médecine. La partie réglementaire pourrait être plus aisée pour ces raisons.
À quelle échéance pourra-t-on voir cette application sur le marché ?
J-M. L. : Dans 3 à 5 ans.
Dans votre livre, vous dites que vos recherches ont souvent fait sourire vos pairs…
J-M. L. : Quand on essaie de griller les étapes, d’aller au-delà des jalons de la recherche fondamentale, on se fait moquer. La recherche sur le vieillissement est aujourd’hui surtout fondée sur la compréhension des mécanismes du vieillissement. Moi je pense qu’on doit continuer à comprendre, bien sûr, mais j’estime que nous avons suffisamment de connaissances pour agir, trouver des stratégies pour essayer de faire quelque chose et pas uniquement traiter les maladies liées à l'âge les unes après les autres. Aujourd'hui on sait que l'on gagne des années de vies, mais pas forcément en bonne santé… Tout l'enjeu est là.
C’est aussi qu’il y a une barrière philosophique et éthique à vouloir tromper la mort…
J-M. L. : Oui, pendant très longtemps les chercheurs qui travaillaient sur le vieillissement ont eu du mal à trouver des financements. Il fallait travailler sur les maladies du vieillissement – le cancer notamment – pour en obtenir. Or je pense qu’il ne faut plus traiter chaque maladie séparément. Il faut enclencher autre chose. Démarrer très tôt avant d'être malade est essentiel. Si on traite les pathologies les unes après les autres, on ira dans le mur très vite. Lorsqu'on gagne quelques années de vie supplémentaires sur une maladie qui nous aurait tués, automatiquement ces années supplémentaires augmentent la probabilité d'en avoir une autre. Donc on va passer notre vieillesse à traiter les maladies liées à l’âge les unes après les autres. Je pense que la stratégie à adopter c’est de considérer la vieillesse comme une maladie. Aujourd’hui on a les preuves que cibler la sénescence et la déprogrammation fonctionne chez l’animal, on gagne de l’espérance de vie en bonne santé et cela peut même aller jusqu'à 30% de vie en bonne santé en retardant voire supprimant les pathologies liées à l'âge.
Quelle est la principale difficulté pour appliquer ces techniques de rajeunissement à l’Homme ?
J-M. L. : La première difficulté c’est de convaincre les médecins. Demander à un médecin de traiter un individu qui n'est pas malade pose question. Il faut tout d'abord mettre en place une évaluation précise du vieillissement, qui est mesurable dans mon laboratoire grâce à une simple prise de sang, pas une évaluation fonctionnelle comme le font les gériatres par exemple. Si au lieu de 50 ans, vous en avez 70 au niveau de votre biologie, vous allez augmenter de façon dramatique le risque de développer des maladies liées à l’âge. Donc cela signifie qu’il faut intervenir : cela peut passer par un changement de mode de vie – rééquilibrage alimentaire, exercices. Et si cela ne suffit pas, on peut aller plus loin : un traitement cellulaire…
À Montpellier, je suis soutenu par les instances locales pour mettre en place un institut de la longévité qui traiterait le vieillissement, et pas les maladies. Ce serait une première en France. Et j’espère que cela permettra de changer les mentalités. C’est ce que je vais essayer de faire sur les quelques années de recherche qu’il me reste car moi aussi je vieillis.
Vous n’avez pas testé sur vous le traitement que vous avez administré aux souris ?
J-M. L. : Non, sur personne d'ailleurs, cela nécessite encore certains développements. Je teste en attendant d'autres stratégies au niveau personnel qui sont déjà disponibles mais dont je ne peux pas parler pour le moment et qui prendront place dans la clinique expérimentale qui sera intégrée à cet institut.
Qualifiez-vous votre approche de transhumaniste ?
J-M. L. : Je ne pense pas, car ce qu’on essaye de faire c’est de rester jeune plus longtemps pour vieillir en bonne santé. On ne cherche pas à avoir plus de capacités, mais à les maintenir. Éradiquer les pathologies du vieillissement n’est selon moi pas qualifiable de transhumanisme.
À lire : Jean-Marc LEMAITRE, Guérir la vieillesse, Collection Quoi de neuf en sciences?, 2022 - et pour savoir où le trouver près de chez vous, c'est par là.
Mourir à 120 ans en bonne santé ? Mais on mourra de quoi alors ? D'euthanasie ?
Probablement d'une défaillance soudaine d'un organe comme le cœur ou le foie.