Dans son dernier essai, la philosophe belge spécialiste des animaux pose une question originale : penser en poulpe peut-il nous aider à mieux penser tout court ? Entretien avec Vinciane Despret.
Faire dialoguer les poulpes, les araignées, les wombats... ça vous parle ? C'est le parti pris de la philosophe belge Vinciane Despret. Après avoir découvert l'éthologie, la science du comportement des espèces animales, elle décide de faire des animaux un objet de recherche philosophique. Une démarche originale qui suscite à l'époque le scepticisme, voire la désapprobation de ses pairs philosophes. Désormais autrice à succès, on lui doit en partie le regain d'intérêt pour la pensée du vivant et les relations au non-humain. À l'heure du capitalocène et de la sixième extinction de masse, Vinciane Despret nous invite collectivement à nous décentrer pour affronter la perspective d'un futur dégradé.
Votre dernier ouvrage, Autobiographie d’un poulpe, est non seulement un roman mais un roman d’anticipation. Pourquoi avoir préféré cette forme plutôt que celle que l’on pratique dans votre spécialité : l’essai philosophique ?
VINCIANE DESPRET : La science-fiction permet d’imaginer et d’expérimenter ce que le monde pourrait devenir. Le roman à succès Les Furtifs d’Alain Damasio est l’exemple d’une fiction lanceuse d’alerte. Il diagnostique l’état de la société de surveillance, la prise néolibérale qui pèse sur les villes. Mais il nous dit aussi qu’il existe des alliances possibles avec d’autres formes de vie qui pourraient nous amener vers des possibles insurrectionnels.
J’ai été moi-même particulièrement marquée par la lecture de l’autrice américaine Ursula K. Le Guin, notamment par son recueil Les Quatre Vents du désir, qui contient la nouvelle L’Auteur des graines d’acacia (1974). Dans un futur lointain, elle imagine une société scientifique qui a décidé de consacrer ses recherches à l’idée que les animaux ont des modes expressifs de communication, et que certaines formes seraient des formes artistiques : littérature, poésie ou fiction. Cette association de « thérolinguistes » connaît son premier succès en découvrant dans le tunnel d’une fourmilière un message écrit en langue phéromonique, laissé par une fourmi. La nouvelle raconte les essais de traduction menés par cette association. Ils finissent par comprendre que le message est en réalité un poème pamphlétaire qui s’oppose au pouvoir de la reine sur la fourmilière. J’ai trouvé formidable cette idée d’imaginer que les modes expressifs des animaux sont non seulement plus sophistiqués que ce que l’on pensait à l’époque, mais qu’en plus ils recèlent des modes expressifs artistiques. Cette approche renverse complètement notre perspective au sujet des animaux et permet de détourner, sur le mode de l’humour, les codes des pratiques scientifiques. Cette nouvelle a beaucoup inspiré la trame de mon dernier roman.
Effectivement, dans le futur que vous imaginez, des scientifiques décryptent le langage des poulpes. Ils les découvrent adeptes de la réincarnation et désespérés de ne plus pouvoir se réincarner du fait de la surpêche et de la pollution des océans. Cette idée que les animaux ont des formes sophistiquées de langage, des croyances et une sensibilité artistique a-t-elle déjà été abordée par des philosophes ?
V. D. : Au moins trois philosophes me précèdent sur cette voie. Étienne Souriau dit très clairement que le monde animal use de modalités expressives artistiques. Ainsi, quand un oiseau chante et se manifeste à la périphérie de son territoire, ce n’est pas une affaire de combat, mais une performance d’acteur. Michel Serres nous dit que les traces que nous laissent les animaux sont des formes d’écriture puisqu’elles sont objets de lecture. Et enfin, dans Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari vont dire que le territoire est matière d’expression, et que c’est là que l’on peut situer la naissance de l’art.
C’est en marchant dans les pas d’Ursula K. Le Guin et de ces philosophes que je me suis posé la question : chaque animal pourrait-il être reconnu comme pouvant porter au moins une manifestation artistique dans son mode d’expressivité ? J’ai cherché à reproduire l’effet que la lecture d’Ursula K. Le Guin a produit sur moi, c’est-à-dire me mettre dans un état d’enthousiasme, de perplexité, et avoir l’impression que l’imagination se met à se dilater et à respirer. Voilà ce qu’apporte la fiction : l’autorisation de mieux respirer.
Vous vous intéressez aux poulpes mais aussi aux araignées, aux wombats. Pourquoi avoir choisi ces animaux en particulier ?
V. D. : Je me suis intéressée aux araignées à un moment où j’écrivais un texte pour l’artiste argentin Tomás Saraceno, à l’occasion de sa carte blanche au Palais de Tokyo en 2019. Il organise des « jam sessions » avec les araignées, en se fondant sur le fait que les fréquences vibratoires des toiles ont un très fort potentiel musical. C’est vrai que les toiles d’araignée ont quelque chose de fascinant : ce sont des archives, des œuvres picturales et musicales. Et ce qui m’a particulièrement intéressée, c’est cette faculté qu’elles ont et qui nous fait défaut : l’intelligence vibratoire.
Le wombat est un petit marsupial australien célèbre pour avoir sauvé quantité d’autres espèces lors des grands incendies en leur prêtant abri dans son terrier. J’ai décidé de m’amuser avec cette caractéristique réelle de cet animal que sont ses fèces cubiques. Si l’on reprend Michel Serres, les urines et les fèces seraient donc des messages adressés aux autres. Pour les poulpes, j’ai décidé de m’appuyer sur le fait qu’ils projettent de l’encre, ce qui me conduisait à l’idée que ces projections pourraient constituer des messages écrits.
Cela fait des années que je travaille à relayer la manière avec laquelle les scientifiques nous rendent curieux au sujet des animaux. Je pense sincèrement que ces fictions peuvent changer les choses, en suscitant de l’intérêt et de la curiosité pour ceux qui cohabitent avec nous, et non pas seulement de la compassion. Ou contribuer à ce qu’on leur accorde de la considération.
L’activité humaine contribue à la disparition active de centaines de milliers d’espèces animales chaque année. Vous pensez que la fiction, la philosophie, peuvent nous aider à arrêter l’écocide en cours ?
V. D. : Si, à un moment, les gens modifient leur manière de percevoir les autres êtres, leur sentiment de l’intolérable sera modifié. S’il y a bien quelque chose qui marque l’existence des mouvements qui entendent renouer avec la terre, renouer avec d’autres formes de vie, comme les mouvements insurrectionnels ou les ZAD, c’est ce sentiment de l’intolérable. Or, il n’arrête pas de bouger. Au Moyen Âge, on jetait des chats dans les bûchers, mais aujourd’hui ça nous est intolérable.
On peut faire confiance au fait qu’en affûtant notre sensibilité à l’injustice nous pourrons infléchir la tendance à la destruction. Pour certains, ce sera la lecture d’un livre écrit par un poète, pour d’autres, les travaux d’un scientifique ou d’un forestier qui suscitera ce sentiment d’intolérable. On peut espérer que ce sentiment encourage à son tour une envie d’action. Parfois, nos mobilisations ont des effets, elles permettent d’empêcher certains projets.
Comment cela se traduit-il concrètement ?
V. D. : J’ai lu récemment un livre passionnant, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres de l’ingénieure agronome Léna Balaud et du philosophe Antoine Chopot. Il fournit quantité de cas concrets d’alliances insurrectionnelles où des êtres vivants vont mettre à mal les projets les plus destructeurs. C’est le cas par exemple avec l’amarante, qui s’est développée en compagnie des monocultures et qui résiste au Roundup. Nos alliés sont multiformes, considérablement plus nombreux et divers que ce que notre imagination laisse entrevoir. Ces alliances peuvent toutefois être problématiques pour les humains. C’est le cas par exemple en Belgique avec la renouée du Japon, une espèce très invasive qui compromet l’existence d’autres plantes. Il faut alors apprendre à négocier, chercher d’autres alliances. Je suis convaincue de la fécondité des alliances entre espèces. Elles nous permettent de sortir de cette logique où les animaux et les plantes sont au service de l’espèce humaine.
À vos débuts, faire de la philosophie en étudiant les animaux était une approche résolument anticonformiste. Pourquoi ?
V. D. : À la fin des années 1990, s’intéresser aux animaux était en effet un geste inacceptable du point de vue des philosophes. Les travaux de philosophes comme Élisabeth de Fontenay ou Dominique Lestel était considérés comme marginaux, un peu bizarres. Pour parler des animaux, il fallait s’intéresser aux représentations, aux croyances et aux fausses perceptions à leur sujet.
Je voulais observer et comprendre les rapports que les scientifiques entretiennent avec les animaux. Pour pouvoir répondre à ce type de questions, il me fallait accompagner des chercheurs sur le terrain. À l’époque, je ne savais pas que Bruno Latour le faisait déjà. J’étais dans une université traditionnelle, sans contact avec la philosophie contemporaine. On s’arrêtait à Kant, à la rigueur, on allait jusqu’à Sartre. C’était une philosophie qui obligeait les philosophes à vivre dans des cimetières ! J’avais l’intuition que le terrain apporterait des réponses à mes questions.
J’ai donc décidé d’aller en Israël, dans le désert du Néguev, observer un éthologiste travaillant sur des oiseaux un peu particuliers : les cratéropes écaillés. Je suis revenue de ce terrain convaincue que les manières traditionnelles de faire de l’épistémologie à partir d’espèces naturelles devraient être revisitées par la voie la plus concrète et matérielle possible. Qui fait quoi à quel moment ? Qui s’assied pour regarder les oiseaux ? Qui leur offre du pain ? Qui s’approche à moins d’1 mètre du nid ? Qui prend les oiseaux sur ses épaules quand ceux-ci viennent saluer l’ornithologue ?
C’est l’un des grands moments de rupture de mon parcours académique, qui a suscité énormément de désapprobation. Dont la pire de toutes : « Ce que vous faites n’est pas de la philosophie. »
Vous avez depuis inspiré un courant qui revivifie la pensée contemporaine en invitant à repenser nos « manières d’être vivants », pour citer le philosophe Baptiste Morizot. Et noué de solides amitiés intellectuelles, avec Isabelle Stengers et Bruno Latour, notamment. Que vous apportent ces compagnonnages ?
V. D. : Il y a quelque chose qui est caractéristique de nos métiers du savoir, c’est que nous ne pouvons pas penser seul·es. Nos objets nous lient, et ce qui nous nourrit, c’est aussi l’intérêt pour la passion des autres. On a de la joie à se retrouver et nos échanges sont très féconds. La manière avec laquelle Isabelle Stengers me permet de traiter mes objets, les cadres théoriques qu’elle leur offre, les idées qu’elle me donne, tout cela me permet de travailler avec beaucoup plus de joie, de liberté, d’imagination. Il en va de même avec Bruno Latour, Baptiste Morizot, et avec quantité d’autres. Ce n’est pas une communauté à proprement parler mais un réseau qui est essentiel. Je n’aurais pas continué à faire de la philosophie sans ces gens qui irriguent mon travail, et me permettent d’échapper à l’asphyxie.
À lire :
Vinciane Despret, Autobiographie d'un poulpe, et autres récits d'anticipation chez Actes Sud, 2021
Cet article est paru dans la revue 29 de L'ADN « Let's Doudou It » : commander le numéro
Sur ce sujet les Excellents romans de SF d Adrian Tchaïkosky. Les langages fourmis, araignées, poulpes son tres bien developpés, il faut les lire !
Bonne journée