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J'ai testé pour vous : un mois sans utiliser d’Emoji

© Charles Etoroma via Unsplash

Pendant trente jours, Lisa et Matthieu, deux de nos journalistes, ont été interdits de smileys et d’émojis. Retour sur une cure de désintox révélatrice des mécanismes de nos conversations écrites instantanées.

Trois quarts des 16-65 ans déclarent être dépendants aux émojis ! Le résultat à de quoi faire rire mais aussi de nous faire douter. Et nous ? Serions-nous capables de nous en passer ? Défi accepté. Pendant un mois, nous n’utiliserons plus un seul émoji, quel que soit le canal – textos, e-mails, Twitter, WhatsApp, Instagram, Tinder–, quel que soit le contexte – amical, professionnel et même avec nos dates d’un soir. On s’y est mis à deux. Récit.

Semaine 1 : Lisa déprime

En commençant cette expérience, une crainte m’obsède : paraître soudainement froide et distante. Dès les premiers messages, je constate que j’ai pris l’habitude de les terminer par des smileys bisous cœur. Je n’arrive pas à ne pas les remplacer, je multiplie les points d’exclamation censément enthousiastes et ajoute des « je t’embrasse » écrits en toutes lettres. Ça semble fonctionner. Mais quand je mets un ami dans la confidence, il me répond : « Ah ! mais c’est pour ça ! Je croyais que tu faisais la gueule. Tu mets des majuscules et des points partout. »

Une réaction parfaitement compréhensible, me rassure Chloé Léonardon, doctorante en sciences du langage au laboratoire MoDyCo de l’Université Paris Nanterre. « On est passés dans l’ère de la conversation écrite instantanée. C’est un format écrit mais qui a les caractéristiques de l’oralité. » Comme nous perdons au passage les expressions du visage, le ton, les pauses…, les émoticônes sont là pour les remplacer. « À l’oral, nos phrases ne sont pas bien découpées, on devine les fins de phrase, mais ce n’est pas si net que ça. » C’est pour cette raison que mettre un point à la fin d’un texto peut sembler indiquer qu’on veut rompre un peu brutalement une conversation.

En attendant, je ne peux toujours pas m’empêcher d’ajouter des mots gentils : « Hello, ça te dit toujours d’aller au ciné ? GROS BISOUS ». Mais rien n’y fait, mes messages me paraissent déprimants. Keith Broni, chercheur et consultant pour Emojipedia, le Wikipédia des émojis, m’explique : « On a tendance à utiliser plus d’émojis quand on veut transmettre des émotions positives. Pour les émotions négatives, quand il y a un risque d’incompréhension, on en utilise moins. » Effectivement, les textos sobres, sans émojis, normalement, sont réservés aux mauvaises nouvelles. Eh ben, voilà, j’ai un petit bonhomme qui pleure dans mon cœur.

Semaine 2 : Matthieu voudrait faire un petit vomi

Arrêter d’utiliser des émojis, voilà qui me rappelle mes tentatives de mois sans tabac ou sans alcool. J’opte pour la même stratégie : limiter au maximum mes interactions sociales. D’habitude, sur Instagram, quand mes amis m’identifient en dessous d’un mème, je réponds direct par un émoji qui pleure de rire, ou, si le contenu est flatteur, par quelques cœurs. La pratique n’a rien d’original, m’apprend Virginie Béjot, enseignante au CELSA, autrice d’un mémoire sur les émojis : « En France, on utilise quatre fois plus d’émojis cœur que dans les autres pays. »

Mais je découvre que j’utilise aussi les émojis pour indiquer que je n’ai pas grand-chose à dire, que je ne connais rien au sujet et que, éventuellement, je m’en fous un peu. Je balance alors le « shrug », ce petit personnage qui hausse les épaules et les bras. Privé de lui, je préfère ignorer les publications de mes amis plutôt que de me lancer dans de grandes tirades pour justifier mon désintérêt total concernant le coronavirus. Cela me laisse du temps pour flâner sur les réseaux. Je remarque que les biographies sur Twitter sont souvent complétées par une petite icône, chez les militants, notamment. Les LGBT affichent un arc-en-ciel, les personnes handicapées, un fauteuil roulant, les femmes musulmanes, une femme voilée... Virginie Béjot confirme. Les émojis sur les réseaux sociaux sont devenus des
indicateurs qui « illustrent certaines de nos positions et notre vision du monde ».

D’ailleurs, je constate qu’il me manque de petites illustrations pour appuyer certaines de mes réactions. Le soir de la cérémonie des César, je veux twitter un message court, percutant : « La gerbe ! ». L’émoji qui vomit me manque énormément. Tellement, que j’hésite à poster mon message. Je le trouve fade. Finalement, je l’envoie. Les réactions qu’il provoque me prouvent que même privé d’image le mot est bien passé.

Semaine 3 : mais Lisa voudrait sourire...

Je n’avais pas réalisé à quel point il me serait difficile de supprimer les émojis de mes e-mails pros. Pour demander un service à un collègue ou faire passer un refus, un smiley sourire, c’est quand même hyperpratique. Parsemer allègrement mes e-mails pros de petites têtes jaunes, ce n’est pas un peu régressif ? Si, estime Malene Rydahl, autrice de Je te réponds… Moi non plus (Flammarion, 2020). Mais, tout de même, un « Je suis désolée » accompagné d’une tête à l’envers aide à dédramatiser. Un « Où en est le dossier ? » avec une image de tortue donne un peu de légèreté et évite d’ajouter du stress au stress.

Et pour convenir de l’efficacité de cet usage, Malene Rydahl prend pour exemple un échange qu’elle a eu avec Xavier Niel. Pour lui refuser un rendez-vous, il lui avait répondu : « Bonjour, je réponds toujours à tous mes messages justement parce que je ne donne pas de rdv, voilà mon secret : ) ». « Je me suis dit qu’il était sympathique », conclut-elle encore aujourd’hui. Keith Broni est moins conciliant : « Si vous envoyez un e-mail de prise de contact avec des émojis, c’est aussi risqué que de lancer des dés. Vous ne devriez jamais être la première personne à utiliser les émojis dans un contexte professionnel. » Une recommandation qui me permet de passer la semaine.

Semaine 4 : Matthieu évite le rayon fruits et légumes

Sur Tinder ou Grindr, pas besoin d’avoir fait Langues O’ pour le constater : la tendance n’est pas aux grandes déclarations d’amour. « Les longues correspondances épistolaires qui servaient à faire mûrir les sentiments sont désormais vues d’un mauvais œil (...). Avec l’apparition du portable, la longueur des messages a baissé de deux tiers », écrit Richard Mèmeteau, professeur de philosophie et auteur de Sex friends, comment (bien) rater sa vie amoureuse à l’ère numérique (La Découverte, 2019). Mais si on a perdu des mots, l’émoji, lui, a pris toute sa place.

L’application de rencontre pour hommes Grindr a carrément mis au point ses propres « gaymojis ». Une manière d’aller droit au but et d’exprimer clairement ses envies..., pourvu qu’on maîtrise bien les codes. L’application de rencontre française Fruitz utilise, elle, les émojis fruits : la pastèque pour un plan cul régulier, la pêche pour un coup d’un soir, la cerise pour une relation sérieuse et le raisin pour aller boire un verre « sans se prendre la grappe ». Arnaud Ruols, son cofondateur, confirme : « Les gens s’assument de plus en plus et savent ce qu’ils veulent. L’émoji, c’est plus ludique que juste des mots. À un rendez-vous, cela évite de perdre du temps à discuter alors qu’on ne veut pas la même chose. »

Personnellement, j’ai toujours vu d’un œil méfiant les personnes qui utilisent trop d’émojis sur les applications de rencontre : trop familier, trop direct… Un habitus culturel, explique Richard Mèmeteau : les personnes socialement favorisées préfèrent l’ambiguïté des intentions à « une explicitation de l’intérêt amoureux et sexuel ». Raison pour laquelle Fruitz a opté pour une pêche et une pastèque, et pas pour les célèbres aubergines et abricots, « un peu graveleux » aux yeux d’Arnaud Ruols.

Sur Tinder, je conviens d’un rendez-vous pour boire un verre. La personne ne peut pas terminer un message sans y coller un smiley bisou cœur. Je ne peux pas lui envoyer la pareille. Mais mon sevrage se termine, et, au bout d’un mois sans émojis, sa pratique me paraît un peu osée. Voire carrément ridicule. Voilà que je commence à réfléchir comme mes parents, que je surinterprète ces petits symboles, me questionne sur leur sens, l’intention qu’il y a derrière, et la personnalité de la personne qui les utilise. Un mois sans émojis a-t-il fait de moi un boomer ? Et voilà que l’émoji cri crie dans ma tête.

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