une petite fille regarde son portable

Les collégiens, leurs parents et le numérique : une étude fait voler en éclats les idées reçues

Souvent vus sous le prisme de l'abêtissement et de l'addiction, les usages numériques des 11-15 ans s'avèrent bien plus complexes et divers d'après une étude française récente.

Quand on évoque l'entrée des adolescents dans le numérique, on invoque toujours les mêmes représentations. Les parents offrent un portable à l'entrée de la 6ᵉ, les jeunes se précipiteraient alors sur les réseaux sociaux et les groupes de chat et, à partir de là, on entre dans une sorte de brouillard de guerre composé d'incertitudes, de craintes et d'incompréhensions. Une étude récente intitulée Numérique adolescent et vie privée, menée par Mehdi Arfaoui, sociologue à la CNIL, et Jennifer Elbaz, responsable de la mission d'éducation au numérique de la CNIL, vient justement rabattre ces clichés et mettre en lumière cette entrée si délicate dans le monde du numérique. Basée sur une revue de littérature scientifique, mais aussi sur 130 entretiens menés auprès de collégiens ainsi que 600 questionnaires remplis par les parents, l'étude plonge dans les usages numériques récents et les enjeux liés à la protection de leur vie privée.

Pronote avant Instagram

La première idée reçue que l'étude vient bousculer, c'est la manière dont les enfants entrent dans le numérique. Il ne s'agit pas d'une arrivée brutale qui se fait dès l'entrée en 6ᵉ, mais plutôt d'une plongée progressive, par étapes, avec des accès à la tablette et à l'ordinateur familial ou bien au téléphone des parents, au sein du foyer. D'après l'étude, les parents ne sont pas absents dans cette étape et en profitent pour instaurer les premières règles. Une fois équipés d'un appareil individuel, les enfants ne se précipitent pas sur Instagram ou TikTok. Les réseaux sont plutôt perçus avec méfiance par les plus jeunes et leurs parents.

L'étude montre que ce sont surtout les applications d'environnement numérique de travail, comme Pronote par exemple, qui sont « les plus quotidiennement et uniformément consommées » par les collégiens. Viennent ensuite les applications et les plateformes davantage associées aux passions des enfants, comme le dessin ou le sport, ou bien à la consommation de biens culturels et ludiques, comme la musique, les séries, les BD, et surtout les jeux vidéo, qui restent un loisir plébiscité et surtout considéré comme étant moins risqué que les plateformes sociales.

Renégociation constante

L'inscription sur les messageries chiffrées comme WhatsApp, puis sur les réseaux sociaux comme Snapchat ou Instagram, vient après coup et ces outils sont surtout utilisés pour permettre la communication avec les membres de la famille, les amis ou la classe. Mais l'étude révèle que chaque nouvelle installation d'application sociale se fait de manière progressive et fait l'objet d'âpres négociations avec les parents, qui gardent généralement le contrôle sur le portable de leur enfant. L'installation de l'application TikTok, qui est au centre de nombreuses polémiques et paniques morales, est ainsi bien souvent retardée et négociée.

Contrairement à ce que l'on peut penser, cette introduction progressive au monde numérique ne se fait pas du tout de manière linéaire. L'étude révèle que les choix et autres introductions d'applications sont constamment remis en cause et renégociés dans un parcours fait « de tâtonnements, de moments de désappropriation ou de réappropriation des outils numériques. » Les parents peuvent donner un téléphone après un long refus ou bien encore retirer ce dernier et donner un modèle moins avancé. De leur côté, les enfants remettent régulièrement en cause leur comportement passé, effacent certaines publications faites il y a quelques mois et changent radicalement d'habitudes.

Les différentes parentalités numériques

L'accompagnement parental est lui aussi bien plus diversifié qu'une simple injonction au contrôle du temps d'écran ou à l'interdiction. Cette parentalité numérique, comme on pourrait l'appeler, dépend principalement de deux facteurs : la disponibilité des parents ainsi que leur disposition au numérique. Ceux qui ont le moins de compétences dans ce domaine vont avoir tendance à mener des intrusions régulières sur le téléphone, à déléguer leur autorité à un membre plus expérimenté de la famille (un grand frère ou une grande sœur, par exemple), ou bien ne vont pas du tout intervenir et laisser l'enfant se débrouiller, faute de temps disponible pour s'investir. À l'inverse, les parents plus compétents sur le plan numérique vont plutôt faire preuve de compagnonnage (montrer à leur enfant des outils ou des jeux) ou bien superviser le temps d'écran via les applications de contrôle parental, voire même imposer à leur enfant une forme d'ascèse numérique (interdiction du portable à la maison, par exemple) lorsqu'ils ont une opinion négative sur cet univers.

Autre surprise, et non des moindres : de nombreux collégiens reconnaissent l’importance d’un cadre, parfois même avec une forme de gratitude. Ils savent leur propension à l’excès, à la perte de contrôle face à un fil TikTok infini ou une session de jeu trop longue. Mais cette acceptation a ses conditions : elle repose sur la compréhension des usages réels des adolescents et sur une certaine souplesse dans les restrictions. Lorsqu’un contrôle parental s’abat sans distinction, bloquant aussi bien un réseau social que YouTube, la frustration s’installe. C’est là que naissent les stratégies de contournement – naviguer sur YouTube via Safari, utiliser un autre compte – révélant que le vrai enjeu n’est pas tant la surveillance que la confiance mutuelle dans ce processus d’apprentissage.

Des ados loin d'être naïfs sur la vie privé

Le rapport à la protection de la vie privée est aussi un enjeu auquel sont confrontés très tôt les adolescents. Loin d’être insouciants face aux risques, ils déploient un véritable arsenal de stratégies pour limiter leur exposition. Entre anonymisation des pseudonymes, comptes en mode privé et suppression régulière des contenus, la vigilance est de mise. Les « stories » éphémères sont privilégiées aux publications permanentes, et le « no face » – l’absence de visage sur les photos de profil – devient une norme tacite pour beaucoup.

Pourtant, cette maîtrise ne s’acquiert pas par une éducation institutionnelle, mais bien par un savoir circulant entre pairs, nourri par l’expérimentation et les retours d’expérience. Si certains outils de protection sont intégrés grâce aux recommandations des plateformes elles-mêmes, c’est avant tout au contact des autres que ces réflexes s’ancrent. Une forme d’auto-éducation qui révèle une réalité souvent ignorée des parents : loin d’être naïfs, les adolescents avancent dans le numérique en connaissance de cause, conscients que leur identité en ligne est un bien à protéger.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    Je trouve que l'on écarte un peu rapidement la responsabilité des parents ou leurs refus d'assumer leurs responsabilités d'une part et, d'autre part, la responsabilité des marques et des influenceurs face aux enfants de moins de 15 ans sur des réseaux qui ne devraient pas leur être accessibles.

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