
Entre mirage identitaire et récit de soi, une industrie juteuse se construit.
En 2019, une enquête Airbnb montrait que la part des personnes voyageant pour « retrouver leurs racines » avait augmenté dans le monde de 500 % depuis 2014. La société s'associait alors à 23andMe, le service de tests ADN, pour proposer des voyages permettant aux clients (principalement des Américains, Canadiens et Australiens) de partir à la découverte de la terre de leurs ancêtres. Un phénomène qui fait écho à la pensée du sociologue Marcus Lee Hansen, qui écrit en 1938 : « La première génération d’immigrés veut survivre, la deuxième veut s’assimiler et la troisième veut se souvenir. » Et les générations suivantes ? « Elles veulent apparemment partir en vacances de luxe pour visiter les mines de charbon galloises que leurs ancêtres ont fui en traversant l'océan », s'amuse The Atlantic.
Le « personnel » et le « profond » : un marché lucratif
Face à la demande croissante, Ancestry, la société américaine mormone spécialisée dans la généalogie et la génétique basée à Salt Lake City dans l'Utah, s'est associée à une agence de voyages. La société propose des itinéraires sur-mesure pouvant conduire jusqu’aux rues pavées et tortueuses des villages du sud de la France ou de l'Italie où vivaient les ancêtres des touristes. Cette année, Ancestry propose même deux « croisières généalogiques » . De leur côté, l'Allemagne et l’Écosse ont mis en place des plateformes consacrées au tourisme patrimonial, et à Dublin, le « majordome de généalogie » (genealogy butler) du Shelbourne Hotel s’enquiert à la demande de vos potentielles origines irlandaises. Plus chic encore, Le Conte Club, agence de voyages exclusive, se charge d'organiser des « voyages cartographiés par l'ADN ». Il n'en coûtera que 35 000 $ la semaine (vols – en jet privé – non inclus). Cela les vaut bien. Généalogiste chez Ancestry, Kyle Betit assure que ses clients vivent des expériences plus « personnelles » et « profondes » que le « touriste typique ». Si les Américains commencent seulement à se prendre de passion pour le tourisme patrimonial (heritage tourism), les gouvernements en font la promotion depuis des décennies.
Une brève histoire du tourisme patrimonial américain
Après la Seconde Guerre mondiale, le tourisme était considéré comme une composante majeure de la diplomatie. « Les fonds du Plan Marshall étaient destinés à construire non seulement des routes et des centres-villes, mais également des pistes de ski et des aéroports. L'administration Eisenhower a créé le programme People-to-People, pour promouvoir les réseaux internationaux de correspondance et les événements sportifs et unir les pays contre l'Union soviétique. L’Europe a accueilli les touristes américains et a essayé d’en encourager davantage à venir. Certains organisaient des « retrouvailles », des festivals destinés à attirer les enfants et petits-enfants des émigrés », rappelle The Atlantic. Pour l'historien suédois Adam Hjorthén, il s'agit là des « premières tentatives coordonnées d'adoption de la généalogie dans la promotion du tourisme de masse ». Tentatives qui ne furent guère couronnées de succès. En cause : le prix élevé des billets d'avion (en 1950, un trajet New York-Londres coûtait environ 8 700 dollars d'aujourd'hui) et la méfiance vis-à-vis de la généalogie. En effet, cette dernière est assimilée alors aux obsessions de la vieille Europe pour l'aristocratie et aux fantasmes des grandes familles WASP, obnubilées par le pedigree et le lignage.
Dans les années 70, la généalogie change de réputation. Elle s'impose comme outil permettant de mieux comprendre le passé, notamment pour les minorités marginalisées. Cela est dû en partie à la publication en 1976 du très populaire roman Roots (racines) d'Alex Haley, qui retrace l'histoire d'un Américain dont l'ancêtre est vendu comme esclave en Gambie sept générations plus tôt. En 2016, Homegoing de Yaa Gyasi reprend la même structure narrative pour raconter la vie de deux sœurs qui grandiront séparées sur la côte ouest africaine (l'une est vendue en esclavage, l'autre épouse un marchand d'esclave), et dont les lignées connaîtront des épopées bien différentes. Mais avant la mise en ligne en 1996 du site Ancestry.com et la massification dans les années 2010 du recours aux tests ADN, la généalogie est une activité longue et laborieuse. Cette tâche ingrate n'est plus qu'un lointain souvenir.
« Les Américains et les Canadiens aiment être Suédois »
« Heritage (ndlr : terme qui recouvre à la fois l'héritage et le patrimoine culturel et historique transmis par les ancêtres) est le mot que les Américains donnent au passé lorsqu’ils réalisent qu’ils l’ont déjà perdu. Ils veulent le récupérer. Et lorsqu’ils se rendent enfin dans ces endroits où ils n’étaient jamais allés, les voyageurs disent qu’ils " reviennent" », observe The Atlantic. « Ce mode de voyage à travers l’espace et le temps est, en fin de compte, un voyage vers soi : la reconstruction d’une grande histoire qui a commencé il y a longtemps et qui se termine avec vous. Il donne de l'ordre et du sens aux voyages qui pourraient autrement sembler arbitraires, tout en offrant de nombreux choix : après tout, plus vous avancez dans votre arbre généalogique, plus vous devrez peut-être choisir parmi différentes branches. » Une réécriture de son histoire qui conduit à se focaliser sur certaines branches d'ancêtres au détriment d'autres. Solène Prince, qui étudie les voyages patrimoniaux en Suède, rapporte que les adeptes ont tendance à se concentrer sur la lignée qu'ils considèrent comme étant la plus « socialement souhaitable ». Elle précise : « Les Américains et les Canadiens aiment être Suédois. C'est progressif. »
L'héritage : entre le mirage et le fantasme
Si une partie de l'industrie cible les Afro-Américains (le Ghana a organisé en 2019 son Year of Return en l'honneur de la diaspora africaine), le marché est principalement au service des Blancs. Car la généalogie est surtout le fruit d'un fantasme : qui sommes-nous, et qui avons-nous envie d'être ? Et apparemment, beaucoup d'Américains ont envie d'être « autre chose. » Comprendre : être autre chose que blanc. « À maintes reprises, j’ai rencontré des gens très déçus d’apprendre qu’ils sont en fait juste blancs », explique Jackie Hogan, professeur de sociologie, lors d'une interview. « Si l'Amérique est un Melting Pot, alors les gens ont envie de le démêler et de découvrir ce qui les rend spécial », souligne l'anthropologue Naomi Leite. Cette envie de différenciation semble toutefois relever de la chimère. Même lorsqu'il s'agit de voyager pour retrouver la trace de ses ancêtres, les Américains n'ont pas vraiment envie de se rendre ailleurs que dans la rassurante Europe. Même lorsque les tests ADN révèlent l'identité d'un aïeul qui viendrait d'ailleurs, les clients du Conte Club préfèrent se rendre en Italie ou en Écosse.
L'article est cool,
mais ça serait chouette d'avoir la source la prochaine fois: https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2024/01/ancestry-tourism-dna-testing-genealogy-roots-travel/677153/