
TikTok a trouvé le moyen de quantifier ce qui fait de vous une personne cool, ou cringe. Et ça passe par un compteur de points inspiré du jeu de rôle.
« Il se passe quelque chose d’étrange en ce moment à l’école. Les élèves laissent tomber des papiers devant vous et, quand vous le ramassez pour leur rendre, ils se retournent et vous signent un autographe. Ne vous faites pas avoir ! » Depuis son compte TikTok, Levi Hawk, enseignant dans un collège américain, décrypte les tendances qui traversent son établissement. Et l’une d’entre elles semble se répandre comme une traînée de poudre. Il s’agit de « l’aura farming », une trend qui consiste à cumuler des points de cool.
Tous en scène
Reprenons depuis le début. L’ « aura farming » est une expression créée à partir des mots « aura », qui désigne plus ou moins l’énergie spirituelle ou le charisme d'une personne, et de l’expression « farming », qui décrit une action répétitive dans un jeu vidéo pour gagner des points d’expérience. Concrètement, l’idée est de performer des blagues (comme celle de l’autographe) ou des « stunts » (des gestes difficiles à exécuter, comme lancer une boulette de papier dans une corbeille de très loin) pour accumuler des points d’aura.
Bon, jusque-là, rien de nouveau sous le soleil. Les ados ont toujours privilégié les blagues potaches ou les cascades en tout genre pour se rendre cool. Mais le phénomène est renouvelé par une forme d’égocentrisme exacerbée les poussant à s’imaginer au centre de l'attention d’une foule réelle ou virtuelle. On pourrait parler d'une sorte du syndrome du personnage principal. Depuis les années 2000 et l’émergence des images et vidéos sur le Web, les jeunes internautes ont pris l’habitude de mèmifier les situations de réussite ou d’échec en évoquant notamment les « epic wins » ou les « epic fails ».
Internet te voit, et il te juge
Là où les choses changent, c’est le besoin de la quantification de cette notion de cool qui se manifeste dans ces compteurs de points d’aura que l’on croirait sortis d’un jeu de rôle. Sur TikTok, le hashtag #aura compte 2,9 millions de publications et montre souvent des protagonistes à qui on attribue un certain nombre de points.
Cette distribution de points, parfaitement subjective et sans aucun barème connu, permet donc de quantifier ce qui est considéré comme cool. Des jeunes qui arrivent à lancer une ola dans un stade ? + 1000 points d’aura. Un homme qui laisse sa place dans le bus à une vieille dame, ou qui retient le regard des jeunes femmes qu’il croise dans la rue ? + 3000 points d’aura. À l’inverse, une personne qui trébuche en ratant une marche ou qui se bave dessus en ratant son crachat méprisant se verra pénalisée par des points négatifs. Ce petit jeu peut aussi être utilisé à des fins de propagande et de harcèlement. On peut croiser une vidéo de Donald Trump pointant du doigt la caméra qui le filme comme un exemple « d’aura infinie », tandis qu’une lycéenne filmée à son insu en train de marcher dans son établissement et marquée par des points négatifs est clairement l’objet d’une moquerie en ligne.
Le cringe n'est jamais loin
Si cette tendance du point d’aura remonte à 2024, le farming est une notion plus récente et sans doute plus performative. Alors que l’on pourrait imaginer que l’attribution de points est une sorte de jugement d’un tiktokeur sur l’attitude d’une personne en vidéo, le fait de vouloir chercher volontairement des points d’aura auprès d’une audience démontre une forme de croisement entre la mise en scène de soi des réseaux et la culture du gaming, qui a largement infusé dans la culture contemporaine. Comme l’explique le journal The Guardian, les streameurs de jeux vidéo – qui passent des heures à tenter de battre des jeux extrêmement difficiles (donc de farmer) sous les encouragements et la pression de leurs viewers – auraient imposé une nouvelle condition du cool : celle d’accomplir une action difficile ou particulièrement osée devant le public d’Internet. Seulement voilà, ces tentatives de cultiver de l’aura peuvent être autant jugées de manière positive que négative. À trop vouloir « try hard » (une autre notion du gaming qui consiste à persévérer dans l’échec avec le maigre espoir de réussir une action compliquée), on finit par tomber de l’autre côté du cool, c’est-à-dire dans le cringe le plus absolu. Même quantifiées, les règles du jeu de l’aura sont loin d’être simples.
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