Avec son nouveau concept de résonance, Hartmut Rosa nous donne toutes les bonnes raisons de nous poser la bonne question : « Une autre relation au monde est-elle possible ? »
La « résonance » ? Ce n’est plus un simple mot emprunté au vocabulaire musical. Sous la plume de Hartmut Rosa, c’est désormais la théorie sociale la plus ambitieuse — et précieuse — en circulation. Ce sociologue allemand s’est déjà rendu célèbre il y a quelques années par son diagnostic porté sur le côté obscur de notre modernité. Ce dont nous souffrons, dit-il, c’est de la permanente « accélération » de la société qui, loin de nous combler par ses progrès techniques, nous livre à une existence dénuée de sens et menacée de burn out. Or, par un généreux tour de force, Rosa nous propose aujourd’hui un « remède » à l’accélération, « une nouvelle sociologie de la relation » : Résonance, donc. Une idée robuste et universelle que l’on trouvait dans les traités de philosophie ou les sermons new age mais qui, formulée dans la langue universitaire et étayée par les neurosciences, pourra désormais s’inviter dans la conversation « sérieuse » : politique ou économique. La résonance, c’est une relation féconde avec un autre, avec un fragment de monde — forêt ou fête —, avec une pratique — yoga ou menuiserie. C’est le moment où je m’arrache au « toujours plus » de vitesse, de richesse, de jouissances pour updater mon humanité. C’est la condition sine qua non de la vie ensemble et de la réalisation de soi.
Une expérience « résonante » doit cocher quatre cases
Loin d’être une simple émotion intérieure qui m’enfermerait sur moi-même, une expérience « résonante » doit cocher quatre cases : « Je dois d’abord être affecté : touché par un être ou une chose qui vient à ma rencontre, nous expliquait Rosa lors de son passage à Paris. Mais je dois également être capable de lui répondre : la confiance en mon “auto-efficacité “ est essentielle. Troisième aspect : une expérience de résonance me transforme. Si nous avons une véritable conversation, nous allons délaisser nos arguments habituels et éventuellement formuler des idées auxquelles nous n’avions jamais pensé. Enfin, la résonance est “indisponible“ : je ne peux pas la programmer. Je ne peux jamais savoir quand elle aura lieu et avec quel résultat. » La résonance échappe à ma volonté. Je peux me rendre au concert de mon musicien préféré et ne rien éprouver. Et à l’inverse, voir ma vie réorientée radicalement par une rencontre avec un inconnu.
« Là où l’être résonne, la raison d’être advient »
Rosa délivre ainsi une éthique de la vie réussie dont l’axiome premier pourrait se dire ainsi : « Là où l’être résonne, la raison d’être advient ». Mais c’est une éthique qui vient avec un piège. Vous savez, ce moment on l’on s’imagine en résonance — ça vibre ! — mais ne connaissons en fait qu’un simple écho de nous-même : loin de se connecter au monde ou autrui, on ne fait que recevoir en miroir nos propres pensées, images ou fantasmes. Un plaisir solitaire, donc, que la vie digitale à tendance à lourdement favoriser. Je pratique le yoga ? Oui, mais c’est pour poster sur Instagram mes postures acrobatiques (et mes fessiers toniques). J’aime débattre de politique ? Oui, mais en me connectant à ma « bulle de filtre » où mes amis Facebook viendront confirmer mes certitudes. Loin de changer, je sclérose mon être. L’écho ? Un simulacre de la résonance designée par la culture contemporaine de l’enflure du moi.
La résonance ou l'écho ?
Et c’est là une question cruciale adressée aux institutions politiques, éducatives, culturelles, et, en premier lieu, aux entreprises — ces opératrices majeures de la mise en forme de nos sociétés : À quoi aspirons-nous en tant que producteur et en tant que consommateur ? À expérimenter de véritables résonances ou à jouir de simples effets d’écho ?
- Écho : c’est ce que délivre un produit calibré par un appareillage marketing maximal. Une jouissance programmée où le consommateur n’est jamais qu’une cible et n’a d’autre option que de répéter des mots mis au point par d’astucieux communicants.
- Résonance : c’est ce qu’offre un objet, un outil ou un service suffisamment ouvert aux libres interprétations des publics. Que chacun peut s’approprier, explorer, bricoler : trouver en lui une place où éprouver son propre, et toujours inattendu, désir.
Ainsi, nous conviendrons qu’une entreprise tournée vers la résonance accordera sa prééminence au département innovation plutôt qu’au service marketing. Et entendons par innovation la définition qu’en donne Matt Ridley : « Ideas having sex » — des idées qui font l’amour. La résonance, c’est une proposition enthousiaste désignée par un acte de générosité. Pensons à La ruche qui dit oui, à la marque Patagonia ou à ce petit chef-d’œuvre du jeu vidéo qu’est Journey, conçu comme une quête initiatique de soi. Tous, dans leur genre, s’entendent à régénérer notre désir plutôt qu’à assécher notre énergie à coups de jouissances sans sens. Bien sûr, le retour sur investissement est, a priori, plutôt réservé aux fabricants d’échos. Mais qui aspire à une entreprise qui avance dans le bon sens comprend qu’il lui appartient de miser sur un artisanat de la résonance. Car alors, nous n’avons plus en face de nous de simples consommateurs — conditionnés par un usage — mais de véritables « amateurs » : ceux qui, selon le mot de Jacques Rivette, « aiment » leur pratique. Soit ce moment où l’économie industrielle pivote sur son axe pour s’instituer, non plus en arme de distraction massive, mais en un neuf laboratoire de l’intelligence humaine.
Alors, la résonance ou l’écho ?
Cet article est paru dans la revue 17 de L'ADN consacrée aux tendances 2019. Pour vous procurer votre numéro, cliquez ici.
À LIRE AUSSI :
> Une visite au musée peut-elle guérir les maux du bureau ?
À LIRE :
Je travaille aussi sur ce sujet, à travers le plus-que-présent, la capacité que l'on a de se dépasser dans l'instant. Avec le numérique, ces capacités sont décuplés.
Ce thème est d'une importance capitale dans le monde actuel fans lequel la course vers le néant occupe beaucoup trop de place et détruit toute forme de relation humaine indispensables à la survie de notre civilisation.