
Ce qui a commencé par une trend absurde sur TikTok s’est transformé en un gigantesque phénomène sur Roblox et Fortnite. Itinéraire d’un succès bizarre comme seul le Web peut en créer.
« Capuccina balerina, Bombardiro Crocodilo, ThunThung Thung Thung sahur ». Si, comme l’auteur de ces lignes, vous avez la chance de partager votre quotidien avec de petits humains bruyants, vous avez sans doute entendu hurler une de ces phrases absurdes, prononcées, en prime, avec l’accent italien. Depuis cet été, la nouvelle lubie des 6-14 ans porte le nom d’ « Italian brain rot » et désigne une multitude de créatures absurdes, mélange d'animaux et d'objets, générée par IA. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, la popularité de ce bestiaire est moins le fait d'une émergence sur TikTok que de leur reprise sur la plateforme de jeux vidéo Roblox.
L'Italian brainrot, c'est Skibidi Toilet..., en pire
Les Italian brainrot n’ont rien de nouveau. Le site Know Your Meme identifie l’arrivée de ces drôles de créatures aux alentours de janvier 2025 sur TikTok. C’est surtout le requin chaussé de baskets « Tralalero Tralala » qui va ouvrir le bal et devenir viral avec plus de 17 millions de vues. Flairant le bon filon, les internautes se mettent à créer à tour de bras d’autres bestioles hybrides du même acabit : dromadaire frigo, grenouille pneu de voiture, danseuse en forme de tasse de café, singe banane… Tout est possible, puisque le principe même de cette tendance qui fait dans le slop IA est de créer des créatures toujours plus étranges et grotesques afin de générer de l’attention, du watchtime et donc des vues.
Le fait d’appeler ce phénomène « Italian brainrot » n’est d’ailleurs pas anodin. La terminologie reprend l’expression « brain rot », désignée comme mot de l’année 2024 par le dictionnaire d’Oxford et qui définissait l’état mental d’une personne passant trop de temps à scroller. Dès le départ, ces créations sont considérées comme médiocres, comme celles Skibidi Toilet, une websérie diffusée sur YouTubeShort qui a cumulé plus d'une dizaine de milliards de vues. Mais à la différence des aventures guerrières de ces têtes maléfiques sortant des toilettes, les Italian brainrot ne suivent aucune histoire précise et sont le résultat d’une création collective chaotique.
Ce n’est pourtant pas la première fois que les internautes imaginent ensemble des personnages ou un univers dans lequel ils se projettent. Ces quinze dernières années, on a vu passer les récits horrifiques concernant les Backrooms (ces espaces liminaux inquiétants) ou les SCP (des créatures et des objets surnaturels qui sont décrits à travers des rapports administratifs). Mais la logique de création des brainrot est différente. Elle repose sur une véritable course à la viralité et à l’argent des plateformes. L’idée n’est pas de coconstruire un univers commun ou une histoire, mais plutôt d’imaginer ou d’exploiter des créatures absurdes avec l’idée de cumuler des vues.
Roblox entre en scène
Après avoir pris son envol sur TikTok, la vague des brainrot italiens va vite redescendre. Au cours de l’année, des outils de génération d’images et surtout de vidéos comme VOE3 vont donner naissance à d’autres tendances plus à même de retenir l’attention massive des viewers. Mais le phénomène ne s’évanouit pas pour autant. Sur Roblox, deux créateurs de jeux qui répondent au pseudo BRAZILIAN SPYDER et Sammy vont comprendre que ces créatures peuvent tout à fait remplacer les Pokémon dans l’imaginaire des enfants. En mai 2025, ils sortent le jeu Steal a Brainrot, qui va devenir la cour de récréation dans laquelle les enfants vont passer tout l’été et le début de l’année scolaire.
Le principe du jeu est simplissime et reprend des mécaniques de gameplay largement utilisées dans d’autres jeux Roblox. Les joueurs arrivent dans une map comprenant huit bâtiments servant de base et un tapis roulant qui traverse le niveau d’un bout à l’autre. Sur le tapis défilent des Italian brainrot plus ou moins bien modélisés et possédant une valeur spécifique. Quand les joueurs prennent possession d’une créature, ils l’emmènent dans leur base et la posent sur un socle. Elle va alors générer une certaine somme d’argent (virtuelle) par minute (oui, la plupart des jeux Roblox incitent les enfants à accumuler de l’argent). Plus un brainrot est rare, plus il peut générer de l’argent. Il est aussi possible de voler les brainrot situés dans les bases adverses quand son propriétaire n’est pas là pour protéger son butin. L’argent récolté par les créatures sert donc à fermer temporairement sa base mais aussi à acheter des améliorations de défense ou bien des lucky blocks, des pochettes-surprises valant entre 2 et 25 euros et pouvant délivrer des bonus, et des brainrot plus ou moins rares en fonction de votre chance, une logique qui n’est pas sans rappeler les jeux d’argent ou les casinos.
« Brainrot ! Attrapez-les tous ! »
Le jeu est lui-même rythmé de moments forts appelés « abus d’administrateur », qui interviennent en fin de semaine. « En général, on passe la semaine à farmer (c’est-à-dire à emmagasiner) des créatures pour améliorer notre base et le samedi à 21 h, la map devient toute colorée et les brainrot les plus rares apparaissent sur le tapis », explique Ali, un collégien de 14 ans qui a découvert le jeu cet été en scrollant sur les très nombreuses vidéos de créateurs de contenu spécialisés sur Roblox. Lui-même reconnaît le côté un peu vide de cet univers qui touche pourtant beaucoup de ses amis, garçons comme filles. « Ça ressemble à la même logique que les Pokémon mais il n’y a pas vraiment d’histoire, explique-t-il. Les brainrot sont juste des personnages marrants et l’intérêt principal c’est surtout de collectionner les plus rares et de les montrer aux potes du collège. » Ali explique qu’il existe aussi un marché secondaire du brainrot, disponible sur des serveurs Discord où il est possible d’acheter des créatures virtuelles rares contre de vrais euros (jusqu’à 700 euros pour certaines). « Mais il existe aussi beaucoup de scams (d’arnaques). On peut se faire voler de l’argent facilement, donc moi, je me contente juste de jouer. »
C’est peut-être ici que se situe le grand secret du succès des Italian brainrot. Nées du mariage des IA génératives, du flux algorithmique et des délires, osons le dire, parfois paresseux des internautes créateurs, elles n’avaient pas d’autre vocation que de saturer la culture web via TikTok. Elles auraient pu disparaître rapidement si les créateurs de Roblox ne les avaient pas mises en scène dans un jeu mélangeant hasard, argent et collection. En devenant rares, même de manière artificielle, les brainrot sont devenus des objets de convoitise pour toute une génération d’enfants. Ces derniers n’ont même plus besoin d’avoir une histoire et des héros comme support pour se projeter dans un univers de jeu. Une simple valeur en dollars suffit.






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