
Artémis, T-shirt à l'effigie de la NASA, rovers martiens et lanceur super lourds... La conquête de l'espace à l'assaut de nos esprits.
Entre élan pionnier, spéculation, programme militaire et épopée cosmique, le marché de l'aérospatial s’élèverait à quelques 350 milliards de dollars. Un chiffre à prendre avec des pincettes et au sujet duquel les experts se querellent. (Pour calculer le poids de l'industrie, mieux vaudrait se référer aux tonnes en orbite.) Mais pour Irénée Régnauld, essayiste, et Arnaud Saint-Martin, sociologue au CNRS, auteurs de Une histoire de la conquête spatiale (éditions La Fabrique, février 2024), ce marché est surtout « une protubérance issue de la guerre », un héritage technique à rentabiliser au maximum. Et pour cela, toutes sortes de mythes et imaginaires sont convoqués. Retour sur l'histoire de la conquête spatiale mise au service du capitalisme.
Les passionnés de l'espace le savent : la conquête de l'Espace commence avec le Troisième Reich. Comment ?
Arnaud Saint-Martin : À chaque anniversaire d’Apollo 11, il faut refaire l'histoire, comme si cette dernière échappait à la mémoire collective. Nous semblons régulièrement redécouvrir qu'il y a un ancien SS derrière Sarturn V, lanceur spatial développé dans les années 1960 par la NASA dans le cadre du programme lunaire. L’astronautique naît techniquement en Allemagne pendant l'entre-deux-guerres. Soutenus et orientés par les militaires, des ingénieurs se livrent à des expérimentations afin de mettre au point des missiles. L’armée prend conscience de l'importance stratégique de ces armes, justifiant ainsi des dépenses massives pour développer tout un chainage de technologies avant-gardiste et concurrentielles. De cette recherche effrénée émerge le V2, le célèbre missile balistique lancé à plusieurs milliers d'exemplaires à partir de 1944. De par l'organisation de sa production et le couplage entre l'usine et le centre de R&D, la naissance de cette industrie se rapproche du Fordisme. C'est le paradigme de Peenemünde, ancien site militaire de recherche de l'armée situé au nord de l'Allemagne, que l'on retrouve aujourd'hui dans le New Space via la norme de l’ « intégration verticale ». Pour accélérer la production, l'ingénieur Wernher von Braun, déjà largement engagé auprès d'officiers nazis, s'est complu à monter en puissance et en cadence en utilisant une main-d’œuvre de travailleurs forcés, esclavagisés dans des camps de concentration comme Nordhausen-Dora. La matrice de Peenemünde et sa technologie conçue, expérimentée et industrialisée en Allemagne, est souvent dépeinte comme une sorte de « mal nécessaire », la souche technique qui circulera ensuite aux États-Unis, en URSS en Angleterre et en France, et posera le socle de l'industrie astronautique.
Avant les velléités martiales, il y avait la pop culture. Quelle a été son influence ?
Irénée Régnauld : L'imaginaire spatial se développe dès la fin du 19ème siècle avec la pré-science-fiction de Jules Verne ou H. G. Wells. Durant l'entre-deux-guerres, un petit groupe d’ingénieurs se prend de passion pour le film de Fritz Lang La Femme sur la Lune sorti en 1929. Ces imageries serviront toujours de repli et de justification à l'effort de construction de l'industrie, alors même que les ingénieurs concernés ont d'abord servi des intérêts militaires. Il faut rappeler que les ingénieurs allemands qui trouvent refuge aux États-Unis après la Seconde Guerre pour poursuivre leurs travaux ont été particulièrement bien accueillis par la population locale et un establishment politique relativement à l'aise avec le fait d'inviter des nazis à la maison. Cet étrange mélange qui explique la rémanence des rêves, des représentations, d'une certaine sémantique et architecture de la conquête de l’espace.
Comment s'est déroulée l'exportation des ingénieurs allemands outre-Atlantique ? Pourquoi a-t-elle été aussi aisée ?
Arnaud Saint-Martin : L'histoire aime à raconter de manière binaire qu'il y a eu « transplantation malheureuse » de « méchants nazis » aux États-Unis, transplantation justifiée par un contexte de Guerre froide dont le pays se devait de sortir vainqueur. En réalité, il y avait une connivence, une parenté d'esprit, entre les cultures. C'était notamment le cas à Huntsville, en Alabama, où est établi au début des années 60 le Marshall Space Flight Center de la NASA. Les églises fréquentées par les Allemands y ont fleuri, et un centre Von Braun, qui existe encore aujourd'hui, y a même vu le jour. La connivence est transatlantique et faite d’aller-retour. Notons ainsi que l'Allemagne nazie s'est d'ailleurs largement inspirée des mesures juridiques mises en place dans les états ségrégationnistes pour établir son code racial et de l'expansion américaine vers le Far West dans sa conception de l'espace. Cette adhésion a été renforcée par la régénération dans certains États américains d'un « esprit blanc », WASP, par des Aryens venus réarmer l'esprit américain par leur esprit de conquête.
Comment évolue aux États-Unis la culture astronautique ?
Arnaud Saint-Martin : Le « paradigme von Braun » s’institutionnalise à la NASA, institution que l'on imagine pourtant d'essence américaine. La culture qui y règne est une technocratie soutenue par le culte de l'exploit et de la prouesse technique, où le chef visionnaire est célébré. Ce dernier ravive l'esprit des pionniers et orchestre l'organisation verticale. La hiérarchie est quasi féodale. Elle s'articule autour de la figure de « l'ingénieur-seigneur » qui, soutenu par le pouvoir politique heureux de pouvoir s’appuyer sur le génie providentiel de l'ingénierie-spatiale, fixe un cap. On pense évidemment à von Braun, mais aussi Sergueï Korolev en URSS. Par forçage sémantique, on qualifie dans les années 50 cet ingénieur tout puissant de « rocket scientist ». C’est un détournement de science.
Irénée Régnauld : Il y a un continuum propagandiste, qui évolue de la guerre à la société marchande en passant par la conquête de la Lune. La NASA est créée en 1958 en réaction entre autres au lancement en 1957 de Spoutnik 1, premier satellite soviétique lancé en orbite. L'agence fédérale demeure ainsi enchevêtrée aux questions militaires. En 1962, le discours de Kennedy sanctifie cette volonté. On parle alors d’« évidence spatiale », pour affirmer l'idée que l'essence et le futur de l'humanité est dans les étoiles, et nourrir la « libido astronautica », l'appétence pour la conquête de l'espace. Le phénomène est amplifié par de nombreux relais artistiques et culturels qui fleurissent depuis la fin de la guerre. Parmi eux : Chesley Bonestell (ndlr : peintre et illustrateur américain dont les travaux influent la SF et inspire l'industrie, et l’une des œuvres est reproduite sur la couverture de l’essai) ou les films des années 50 auxquels participe, avec le concours de Walt Disney, von Braun. Conscient qu'il faut rendre la conquête spatiale et le programme Apollo sexy, le personnage extrêmement charismatique n'hésite pas à tordre la réalité technique en dotant ses avions spatiaux de caractéristiques cinématographiques superfétatoires. On parle alors de « disneylandisation » de l'industrie, phénomène qui se répand dans les années suivante à travers des objets publicitaires, des films de science-fiction ou documentaires, des goodies distribués aux journalistes... Cela se traduit aussi par la figure de l'astronaute, perçu comme « le mec sympa », le « boy around the corner » néanmoins issu de la sur-sélectivité, qu'il faut héroïser et rendre sympathique.
Une notion sous-tend la conquête de l'espace : l'astro-déterminisme. De quoi s'agit-il ?
Irénée Régnauld : C'est le concept qui définit l'espace comme zone géographique militaire ultime. L'espace est « le point haut », la colline depuis laquelle on domine, l'alpha et l’oméga d'une stratégie militaire. En arrière-plan : l'idée que celui qui contrôle l'espace (space control) contrôle le monde. Toutefois, dans de nombreuses situations, l'espace n'est qu'un champ parmi d'autres, notamment dans le cadre d'une guerre entre deux pays frontaliers. La notion qui irrigue toute l'industrie pousse à l'escalade, incitant les États-Unis à défendre leur position dominante, en déployant toujours plus de nouvelles infrastructures destinées à défendre les infrastructures existantes critique comme le GPS, qui par exemple autorise le téléguidage des missiles. Cela débouche sur une dépendance consubstantielle de l'armée au spatial.
L'astronautique repose aussi sur un mythe fondateur : le vol habité. Pourquoi ?
Arnaud Saint-Martin : Il sert à justifier l'occupation et l'exploration de l'espace, qui pour pas mal de gens ne sauraient se contenter d'être seulement robotiques. En termes d'adhésion primaire à la définition de la conquête de l'espace, cela relève du rouleau compresseur normatif ! Et cela coûte extrêmement cher : cela exige des infrastructures conséquentes, des niveaux de certification maximaux, et toute une industrie s'en repaît. Citons par exemple le Space Launch System, le lanceur lourd développé par la NASA dès 2011 qui doit assurer le retour sur la Lune. Coût du vol : 4,1 milliards. Le programme Apollo a exigé la dépense de 250 milliards de dollars (équivalent en dollars pour 2020) et la mobilisation de 400 000 personnes. Cela génère aussi des revenus pour les industries locales qui vont se structurer en cohérence avec cet effort concentré sur un objectif, et stimule un tissu industriel qui entrera en profonde dépression une fois que le programme terminé. Impossible de revenir sur ce mythe qui nourrit l'astrocapitalisme : il est inhérent à la façon dont l'industrie s'est construite depuis les années 50. Jamais la NASA ne pourrait annoncer renoncer à la colonisation de Mars. Financièrement et techniquement, un tel projet ne tient pas la route. Mais la promesse demeure.
Irénée Régnauld : Le vol habité est un vecteur supplémentaire de construction du consentement. Il s'impose comme une anomalie au sein d'une industrie qui tente d'inscrire pourtant de l'inscrire dans le devenir cosmique de l'Humanité. Ces vols sont de plus présentés comme un effort d'internationalisation, de pacification et de mise en diplomatie d'une industrie par essence violence, et ce alors que les sous-objectifs sont stratégiques. Il s'agit par exemple, dans le cas de la Station Spatiale Internationale (SSI) de diluer les budgets et programmes spatiaux européens dans les promesses états-uniennes. (Ndlr : la SSI est une station spatiale en orbite pilotée par la NASA et l'agence spatiale fédérale russe, et occupée par un équipage international dédié à la recherche scientifique.)
L'astrocapitalisme se nourrit de Mars. De quelle manière ?
Arnaud Saint-Martin : La perspective martienne, pourtant lointaine, produit déjà des effets économiques, notamment chez les acteurs privés du NewSpace. Cette perspective nourrit la bête. Et entretient la flemme. L'ambition « Occupy Mars », par exemple, c'est autant de t-shirts et de goodies vendus par Space X, c’est le développement d’un folklore pour space nerds qui distrait l’attention sur d’autres usages plus controversés de l’espace (notamment les usages militaires ou ceux qui visent à maximaliser l’occupation de l’orbite basse terrestre par les « mégaconstellations »), autant de justifications émises par Elon Musk pour vendre ses Starship à la NASA ou bientôt au Pentagone. Ce tropisme martien permet de justifier cette fuite en avant de l’économie de marché dans l’espace ». Et puis il y a des usages plus prosaïques du référentiel de la colonisation martienne. C’est un marché pour les designers et les cabinets d'architectes qui vendent aujourd'hui des plans sur la planète, des architectures grandioses, des villes géantes et autres bases faites de dômes ou de cavernes high-tech sous la surface. Les acteurs de l’événementiel de luxe ne sont pas en reste : à l’occasion des expositions universelles, comme celle de Dubaï, ou lors des salons professionnels de l’astronautique, ils mettent en scène des installations projetées sur Mars pour laisser deviner des futurs possibles… Cette hantise de Mars se cultive aussi parmi les membres de la Mars Society, association créée en 1998 dans le but de promouvoir la colonisation de la planète, et qui vend notamment des séjours d'entrainements dans des stations « analogues » censées simuler la vie sur Mars depuis le désert de l’Utah ou l’Arctique canadien. En ce sens, cela fait des décennies que nous sommes d’ores et déjà sur Mars. En rêve.
Article pas très sérieux - - -