Des jeunes et un enfant qui gagnent des peluches labubu dans des machines à pinces

L’IRL Brainrot : quand les mèmes envahissent le commerce (2/2)

© Instagram @partea.nyc

À l’ère post-digitale, les produits ne se consomment plus seulement : ils se partagent, s’imitent, se remixent. Labubu, matcha, peptides, GLP-1…, la valeur n’est plus dans la matière mais dans le mème qu’ils incarnent.

Dans la première partie, nous avons exploré l’IRL Brainrot à travers ses objets cultes comme la peluche Labubu ou le chocolat Dubaï, et son esthétique saturée entre grotesque et adorable. Cette fois, nous nous intéressons à son impact économique et géopolitique : comment les mèmes deviennent commerce et transforment le retail.

Consommer, se modifier : l'ère du pharmakon

Cette esthétique – que certains désignent, sans respirer, d’un seul tag Labubumatchadubaichocolate – pourrait en cacher plus que le suggère son apparente frivolité. Dans un environnement digital saturé de filtres, l'excès serait-il devenu la nouvelle authenticité ? Le journaliste y voit un « mouvement esthétique presque radical » flirtant avec une « hyperréalité » à la Baudrillard – où le faux précède le réel, devenu inséparable de son terreau digital. Dans un monde où l'avant-garde ne vient plus des galeries d'art mais des sous-sols d'internet, « le mauvais goût est une façon de se démarquer quand il y a trop d'images » selon le critique culturel Dean Kissick. Pour Amanda Mull, journaliste pour Bloomberg, ces tendances relèvent de la culture dopamine : les algorithmes privilégient la stimulation pure à la pertinence culturelle. L'excès n'est plus un bug, c'est une feature (une fonctionnalité), conclut Chayka.

Les items « IRL Brain Rot » sont massivement ingérables, portables, injectables. À cet égard, ils deviennent une sorte de pharmakon (en grec) – à la fois remède, accessoire esthétique, instrument de transformation... et poison. Et le retail devient l'interface qui les distribue. Voyez la folie du matcha qui envahit tout (boissons, cosmétiques, compléments), les peptides qui migrent du skincare vers la food depuis le succès de Rhode ou les GLP-1 de Hers dont le vert donne l’impression de s’injecter du thé japonais. Les frontières entre alimentation, beauté et santé s’effacent, et voici maintenant que nous modifions nos corps avec des mèmes… Une hybridation qui rappelle, à sa façon (c’est-à-dire vidée de sa portée féministe et optimiste, et récupérée par le marché) la confusion des frontières prédite par Donna Haraway dans son Manifeste Cyborg en 1985 – post-genre, post-capitalisme, post-biologie.

Quand les mèmes deviennent business

Enfin, la culture « dupe » revendiquée haut et fort par les Z, le déploiement de l'IA, en tant que technologie et esthétique, et la globalisation de nos économies, parachèvent le portrait de l'IRL Brainrot – lui donnant toute sa dimension business… Un business dont TikTok Shop pourrait bien être le royaume.

Moteur de cette transformation, cette génération native du numérique représentait, selon Nielsen IQ, 9,8 billions de dollars de valeur économique globale en 2024, projetée à 12,6 billions d'ici 2030. 57 % d’entre eux utilisent TikTok pour la découverte produit, 85 % déclarent que les réseaux sociaux impactent leurs décisions d'achat. Quant au commerce social, il explose : 688 milliards de dollars en 2024, selon Statista, en croissance de 20 %. La barre des 1 000 milliards de dollars devrait être franchie en 2028, représentant alors 1 vente en ligne sur 5 issues des réseaux sociaux.

Alors, quels sont les autres produits stars du Brainrot business ? Les sweats cornichons de Jessica Slone, dont elle a vendu 30 000 exemplaires à 44 dollars (on calcule pour vous : 1,3 million de chiffre d'affaires) en plein été – un simple sweat gris floqué de pots de cornichons, rien vraiment d’ébouriffant. Les maxi-chouchous colorés de Dasha Derkash, qu’elle a lancés sur les réseaux à 13 ans, lui permettent aujourd'hui de diriger une entreprise à « six chiffres », s’enorgueillit la jeune ambitieuse. Le Hair Syrup de Lucie Macleod ne dépareille pas dans la tendance Ooze. Cette étudiante anglaise a concocté son « sirop pour les cheveux » DIY dans la cuisine de ses parents. Son entreprise s’est hissée dans le top 3 des petites et moyennes entreprises de soins capillaires sur la plateforme chinoise. Gros carton aussi pour les pop-corn gourmets aux 70 saveurs de Tony Elepano ou les plats philippins en bocaux de Josefina's Homemade Food – on le voit, le tourbillon de la viralité ne déverse pas sur nous que du dropshipping de bas étage, mais aussi des micromarques artisanales, propulsées par le lien parasocial.

Vers le Brainrot store ?

Selon cette logique, les écosystèmes retail alternatifs se déploient aussi dans l’espace physique. Pop-up stores éphémères qui reproduisent la logique du drop et matérialise la relation creator-to-consumer, espaces de vente / revente où les objets viraux s'échangent à prix d'or… Deux utilisateurs sur cinq découvrant un produit sur TikTok choisissent de se rendre dans des magasins physiques pour effectuer des achats, toujours selon Nielsen.

Les temples historiques du commerce, eux, se réinventent en lieux hybrides. À Wuhan, en Chine, K11 Art Mall mêle sur 43 000 mètres carrés, galeries d’art, boutiques, restaurants, dans un espace où le centre commercial est l’attraction principale, plutôt que le magasin. À Hangzou, la marque d’électroménager chinoise Joyoung a créé un centre d’expérience de marque qui promeut une « kitchen-tainment experience » où virtuel et réel se confondent.

Tout cela annonce-t-il le « Brainrot store » ? Un espace où l'expérience se confond avec la transaction, où l'objet n'existe que par sa narrativité virale, où l'acheteur vient moins pour acquérir que pour performer son identité algorithmique. Dans son papier, Kyle Chayka se met en scène lui-même dans le Partea d’Union Square, un bubble tea coffee à New York. Il mise 20 dollars pour tenter de décrocher un Labubu, dans une machine à pince illuminée au néon, tout en sirotant un iced green tea with vanilla mousse. Il finit par faire chou blanc, au bout de quatre tentatives, après y avoir cru à chaque fois, la pince relâchant au dernier moment la boîte holographique du Labubu tant désiré… L’incarnation parfaite de la mécanique TikTok, mêlant renforcement intermittent, hit de dopamine, et irrésistible goût de revenez-y.

L’économie se « labubu-fie »

Le basculement est culturel et géopolitique. Comme le note W. David Marx, la consommation mondiale se déplace vers les cultures vidéo centrées : les classes moyennes émergentes absorbent avidement les formats courts, que l’Occident feint de dédaigner tout en consommant massivement. Labubu s’impose comme la première tendance globale née en Chine continentale, symbolisant un renversement de la domination culturelle américaine. Pop Mart, K-pop et marques de luxe françaises se croisent désormais sur une cartographie fragmentée où l’épicentre n’est plus aux États-Unis.

La créatrice de contenu financier Kyla Scanlon souligne cette ironie : l’économie américaine elle-même se « Labubu-fie », où finance et consommation obéissent aux mêmes mécaniques virales que ces mèmes – tandis que l’économie chinoise mise, elle, sur la recherche scientifique et la production industrielle, rappelle Marx. Mais cette économie de l’attention constitue un piège inédit, aux allures de paradoxe : chaque article, chaque critique, chaque partage alimente la machine. Résister ne se limite pas à ne pas acheter, mais à affamer l’engagement – un exploit que personne n’a encore réussi.

Car Labubu n’est pas qu’un objet : c’est un récit. Adorable, grotesque, un peu inquiétant. Un récit que chacun propage – y compris l’auteur de ces lignes.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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