Des amis dans un café

Friends et How I Met Your Mother avaient trouvé la clé du bonheur : le tiers-lieu

© Friends

C'est le café du coin où l'on tutoie le barista, le bar où l'on rejoint ses collègues après le boulot, le restau du jeudi soir avec ses potes.

Dans le paysage urbain américain contemporain, les tiers-lieux font office d'espèces en voie de disparition. Les parcs, les bibliothèques et parfois même les trottoirs déclinent depuis des décennies. Plusieurs raisons envisagées par les sociologues : racisme, classisme, crise climatique, surveillance policière excessive, économie basée sur l'automobile, privatisation et hausse des prix. Un effritement des espaces communs qui menace la cohésion sociale.

C'est quoi les tiers-lieux ?

Après la maison (le premier lieu) et le travail (le deuxième), le tiers-lieu (third place en anglais) est l'espace où il est possible de se réunir, de se rencontrer et de partager. Le concept a été pensé en 1989 par l'américain Ray Oldenburg, professeur en sociologie urbaine. Dans The Great Good Place, il définit les bistrots, coffee shops, centres communautaires, bars et salons de beauté comment des lieux importants, garants de la démocratie et du partage de l'espace public. Dans les années 2000, les Américains passaient environ 6 heures et demie par semaine avec leurs amis. En 2014, le chiffre tombe brutalement à quatre heures. Le temps est happé par Twitch ou Instagram, nouveaux tiers-lieux sans lieux. La bascule de 2014 n'est pas aléatoire, elle correspond à l'année où la possession de smartphones aux États-Unis a dépassé les 50 %, rappelle Business Insider. Mais les réseaux ne sont ni les seuls ni les premiers responsables. Pour Ray Oldenburg, ces espaces ont commencé à péricliter avec l'essor des « streetcar suburbs », les banlieues résidentielles qui se sont développées avec l'essor des tramways. Sont venues ensuite les voitures, dont la multiplication a contribué à réorganiser les villes. Et bien sûr, la privatisation de l'espace.

Des tiers-lieux de plus en plus inaccessibles

Pour Tina Smith, sénatrice démocrate, l'isolement croît lorsque les entreprises se substituent aux tiers-lieux. « Si vous regardez la plupart des grandes villes américaines, vous constatez une ségrégation assez extrême entre les communautés riches et les communautés pauvres. Les gens riches vivent dans des endroits où ils peuvent avoir de grandes maisons fermées, leur propre piscine et leur propre parc privé », souligne-t-elle dans Business Insider. Pendant ce temps, les familles à faibles revenus et « même les familles de la classe moyenne se retrouvent dans des endroits où il n'y a pas assez d'arbres, il n'y a pas assez d'espaces publics, (...) qu'il s'agisse de la piscine locale ou du parc local. » Dans un contexte de gentrification, salles de sport chics, cantines bios, clubs hors de prix et adresses où les lattes au lait d'avoine coûtent 6 euros constituent toujours des tiers-lieux, ils sont juste inaccessibles à la majorité. Par défaut, les ados se trouvent dans les centres commerciaux, et les vieux aux McDo. Certaines franchises ont pourtant décidé de limiter à 20 minutes le temps que les séniors ont le droit de passer à table avec un café.

Une « épidémie de solitude »

Des failles dans la conception de notre environnement lourdes de conséquence. Avec l'expérience sociale du « touriste perdu » menée en 2014 à Seattle, l'urbaniste Mitchell Reardon a montré que les gens étaient 4 fois plus susceptibles de se venir en aide dans une ville comprenant des tiers-lieux. En 2023, le médecin administrateur de la santé publique Vivek Murthy parle d' « épidémie de solitude » : en 2018, un Américain sur cinq a déclaré se sentir seul ou socialement isolé, souvent ou tout le temps. Une récente étude a révélé que le taux de solitude chez les jeunes adultes a augmenté presque chaque année entre 1976 et 2019, et lors d'un sondage YouGov de 2019, 22 % des millennials ont déclaré n'avoir aucun ami. En France, une étude de 2021 rapporte qu'une personne sur quatre serait touchée par la solitude. Matthieu Chaigne, expert en sciences comportementales, auteur de l'ouvrage La fabrique des solitaires (avril 2022, éditions L'Aube), parle d'une société « d’individus poussière », qui ne seraient plus reliés aux autres. Un état d'isolement susceptible d'augmenter les risques d'accidents vasculaires cérébraux ou de maladies coronariennes. Des constats qui poussent certains politiques à prendre des mesures.

Chris Murphy, sénateur démocrate du Connecticut, propose de créer un Office of Social Connection Policy pour inciter le président et les agences fédérales à renforcer les infrastructures sociales. Au programme aussi : la sollicitation d'urbanistes. « Ce que nous appelons "parcs" ressemble à des parkings avec de l'herbe, peut-être un terrain de baseball. Ce n'est pas le genre de parc qui attire les gens », déplore Tayana Panova, spécialiste des effets de l'environnement sur la santé mentale. « Les parcs ne doivent pas être des champs stériles. Ils doivent comprendre également des piscines, des bancs, des œuvres d’art, des fontaines, des terrains de jeux et des stands de nourriture, des lieux où les gens se rassemblent. Au fil du réchauffement climatique, l’ombre et l’eau sont de plus en plus nécessaires dans les espaces extérieurs », observe Business Insider.

« Cheers » vs « Severance » : le bar de quartier contre le bureau

« Parfois tu as envie d'aller / Là où tout le monde connaît ton nom / Et où les gens sont toujours contents de te voir », clame le morceau Where Everybody Knows Your Name, qui sert de générique à la série télé Cheers. Comme dans Friends et Seinfeld, séries télé populaires des années 90, ou après dans How I Met Your Mother, les personnages de la célèbre sitcom américaine se retrouvent à toute heure de la journée pour discuter autour d'un comptoir de bar. Quelques années plus tard, dans Superstore, Succession, Severance ou The Office, ce n'est plus le même délire : les scènes se déroulent majoritairement au bureau, le temps de travail absorbe tout. Et c'est bien dommage. Car comme l'affirme Scott Bradlee, il nous faudrait un peu plus de Cheers, et un peu moins de Severance.

Dans sa newsletter Musings From The Middle, il explique que nous languissons plus que jamais après l'univers de Cheers, véritable célébration du tiers-lieu et du bar de quartier. « Un excellent bar de quartier permet aux résidents autochtones de conserver leurs traditions, tout en permettant aux nouveaux arrivants de s'intégrer au tissu communautaire. Pour ceux qui sont loin de chez eux, les habitués offrent un répit chaleureux et familier, loin des lumières fluorescentes d'un environnement de travail froid et professionnel. Pour ceux qui sont nés et ont grandi à proximité, accueillir de nouveaux arrivants dans le groupe permet un échange et un enrichissement culturels », écrit-il. Se recentrer post-pandémie sur la famille et le cercle proche aurait laissé un grand vide, celui laissé par la perte de contact avec les gens que nous connaissons à peine, qui pourtant occupent une place importante dans nos vies.

L'importance des « weak ties »

Qui sont ces gens ? « Le barista du coffee shop local qui se rappelait chaque jour de notre commande, le collègue de la comptabilité qui portait toujours des cravates amusantes et faisait des blagues pour essayer maladroitement de nous remonter le moral, le vieil homme mal attifé du bar qui enlevait toujours son Stetson quand il entrait et emportait des photos de ses petits-enfants pour nous les montrer. »

Pour The Atlantic, ce sont aussi les inconnus avec qui regarder un match de foot à la télé dans un bar, et échanger une accolade joyeuse ou un regard de connivence lors d'une passe ratée. En 1973, le sociologue Mark Granovetter a qualifié ces relations de weak ties (à traduire par : liens faibles). « Les weak ties vous connectent à des réseaux extérieurs à votre propre cercle. Ils vous donnent des informations et des idées que vous n'auriez pas obtenues autrement », explique le sociologue lors d'une interview de 2022. Pour Scott Bradlee, les weak ties sont « le ciment qui nous permet de nous sentir connectés à une communauté plus large en dehors de nos amis proches et de notre famille. » Des personnes à croiser hors ligne, dans le monde analogue, « cet endroit mythique auquel nous aspirons, où tout le monde connaît votre nom. »

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

Discutez en temps réel, anonymement et en privé, avec une autre personne inspirée par cet article.

Viens on en parle !
commentaires

Participer à la conversation

  1. Avatar Phil Muratet dit :

    En effet, il y a une épidémie d' escargolitude, le complexe du gastéropode qui se recroqueville sur sa coquille quand, ne supportant plus la frustration de voir ses sourires rejetés ou ses débuts de propositions de conversations méprisés avec tel ou telle inconnue(e), même pour le simple plaisir d' être gentil(le), pas forcément pour établir le lien par une conversation afin de connaître ou de draguer, on se trouve superbement ignorés, presque considérés comme des personnes en situations de handicap communicant ! Une remarque sur une antenne radio m' a interpellé ! Une personne semblait dire qu'on la considérait comme potentiellement dangereuse, quand elle adressait un sourire simplement humainement chargé d' humanité, oserais-je dire, et rien d' autre que cela, à tout-e-autre inconnu(e) qui passe ! Comme si il y avait rencontre, lien qui se nouait, il y avait arnaque à l' argent, au sexe, prostitution, qui sait ? Alors qu' il n' en est rien de tout ça ! Il y a, qui sait, amitié, respect d' une personne humaine, qui a la Foi, tout simplement ! Pas plus !

  2. Avatar Bernard Mab dit :

    Pour ma part, je verrais le tiers-lieu sous une forme moins restrictive. Je le verrais comme un lieu ouvert à tous, sans besoin de consommation, ou on peut venir pour rien ou pour faire du tricot, partager une séance de peinture, couture, soudure... Être juste là sans qu'il soit besoin d'adhérer, mais où je peux rencontrer de l'humain. Et rien de tel que de se retrouver autour d'une activité, les liens qui s'y tissent sont bien plus solides que ceux qui se créent autour d'un verre. Ces lieux existent déja et se répandent de plus en plus. Et ce doit être des lieux publics, dans des locaux publics et gérer par le public, dans l'esprit des communs.

Laisser un commentaire