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Dark romance : les hommes toxiques, un produit comme les autres

Il n’y a pas d’amour heureux, dit le poète. Peut-être, mais dans la dark romance, sous-genre littéraire écrit par des femmes et pour des femmes, il est surtout diablement excitant.

« Pour écrire une dark romance, votre histoire doit contenir les éléments suivants », explique @AutumnEvergreen sur Wattpad, plateforme de partage pour écrivains en herbe. Il vous faudra tout d'abord un antihéros qui joue selon ses propres codes, ceux d’une famille mafieuse ou d’un gang de motard. Idéalement deux à trois scènes de sexe non consenti, une dynamique de pouvoir en défaveur de l’héroïne, et quelques tabous brisés. Au choix : rapt, traque, BDSM, suicide, agression sexuelle, torture, sociopathie, syndrome de Stockholm, viol ou inceste.

Une recette bien rodée

Bref, tout ce qui justifie l’ajout d’un trigger warning (TW). Il vous faudra aussi une certaine homogénéité dans les prénoms (il semblerait que toutes les héroïnes et autrices sous pseudo s’appellent Anna). Et également des ressorts psychologiques noueux, une scène de rédemption, et pourquoi pas – au risque de faire fuir les lectrices – une fin tragique. Avec la dark romance, il s’agit de sublimer des histoires d’amour « sombres » et pornos (le plus souvent hétéros), mais pas n’importe comment. Comme pour la plupart des sous-genres, « la dark » comme l’appellent ses fans, est donc très finement codée. Le succès du genre est colossal : 6,9 milliards de vues sur TikTok, et des ventes qui s’élèvent souvent à plus de 10 000 exemplaires vendus. En 2023, le premier tome de la série Troublemaker écrit par la française Laura Swan s’est glissé à la troisième place des meilleures ventes juste après le Goncourt et le Renaudot. (Notons à titre de comparaison qu’en France, un premier roman s’écoulera en moyenne à seulement 200 exemplaires.) L’une des clés de ce succès est la déclinaison à l’infini du produit pour épouser toutes les sensibilités et tous les kinks.

Une histoire qui se décline à l’infini

Toujours écrite à la première personne, la dark romance reprend le mécanisme de la vieille maison d’édition canadienne Harlequin. En plus d’assurer une production pléthorique (une trentaine de romans publiés toutes les deux semaines), la maison séquence ses histoires d’amour selon des catégories bien précises : collection Allegria pour la touche de romantisme, Azur pour l'immersion dans un monde luxueux, Diadème pour approcher la royauté, Darkiss pour les adeptes du paranormal, Highlanders si ça parle clans en kilt, Ispahan pour fantasmer sur des princes d’Orient, Mira pour l'ambiance vaguement ésotérique, ou encore Nocturne pour celles désireuses de plonger « dans des histoires sombres, passionnées et sexy » où l'héroïne se fait mordre par un vampire ou un loup-garou. À chaque collection, ses formules, schémas et « tropes », des archétypes de narration aujourd'hui popularisés par Internet. Réactivés et mis au goût du jour par la dark romance, ils ont été soigneusement catalogués en ligne par les fans. Parmi les plus populaires en ce moment : enemies-to-lovers (les amants sont d’abord adversaires), et Dark Prep School or University Trope (l’histoire se déroule dans un pensionnat humide et froid où pousse le lierre). D'autres sont plus confidentiels : le Somnophilia Trope, qui donne lieu à des relations sexuelles alors que la femme est inconsciente, endormie ou dans le coma, ou Tampering Trope, lorsque le love interest (l'amant) perce des trous dans le préservatif.

Pour Magali Bigey, spécialiste de la romance derrière l’enquête Romances en séries, amour toujours et marketing, le plaisir des lectrices se situe dans « le variant de l’invariant ». « Les lectrices savent exactement ce qu’elles vont trouver. Elles connaissent les archétypes sur le bout des doigts et savent ce qui correspond à leurs goûts, un mélange de conte de fées et de porno, où les héros alternent entre les rôles de victime, bourreau et sauveuse, triptyque mouvant au fil du roman, et expérimentent, tout comme les lectrices, une série de lâcher-prises et une attraction physique démesurée. » Pour la spécialiste, la dark reprend le rythme de production des romans de 16 pages, « les romans de grands-mères » publiés dans les années 40 par la maison d’édition Ferenczi & fils, une littérature sérielle. Car dans la dark, les autrices et lectrices à l’appétit insatiable se contentent rarement d’un tome. « Le tout est facilement métabolisable car à l’inverse de la littérature blanche, les émotions ne relèvent pas du non-dit. C’est fait pour faire plaisir, et être facilement consommable », explique-t-elle.

Et toujours un homme mal rasé aux muscles parfaitement dessinés

Au bad boy (le mec est canon mais peu fréquentable) de la littérature young adult, la dark romance a substitué le grumpy sunshine (un mec froid et taciturne qui cache au fond de lui un cœur d’or). Pour celles en quête de sensations plus fortes, il y a le monster boyfriend (le mec est un véritable monstre, un homme des glaces ou un sociopathe) dans lesquel s'est spécialisée la Britannique Rina Kent ou l'Américaine H.D Carlton dans sa série Haunting Adeline, qui met en scène un tueur sanguinaire psychopathe. À l'inverse, les romances plus soft proposent aussi parfois des « golden retrievers », des hommes doux et serviables malmenés par des héroïnes en position de force. Plus rarement, les lectrices affectionnent aussi les dark romances gays. Toujours écrites par des femmes pour des femmes, elles sont inspirées des yaoi ou BL (pour boy’s love), des histoires d’amour entre hommes, venues d’Asie. Parmi elles : Roses et Champagne, manga racontant le jeu de séduction teinté de violence entre un jeune avocat et un chef mafieux, et The Dangerous Convenience Store, où un gangster charismatique séduit un étudiant dans une supérette. Notons que bon nombre de BL reprennent les codes de romance, présentant deux héros reproduisant les stéréotypes hétéro normatif avec un dominant et un dominé. Pour Marie-Pierre Tachet, chercheuse en littérature et coautrice de Pour en finir avec la passion (Amsterdam, 2023), cela n'a rien d'étonnant : les lecteurs de romans ont toujours été majoritairement des lectrices. « Quand le roman explose au 19ème siècle, c’est à destination des femmes », rappelle-t-elle. C’est encore le cas aujourd’hui, surtout lorsqu’il s’agit de romances cachées à l’arrière des librairies, des romances aux couvertures rouges et noires, agrémentées de roses, menottes ou de gouttes de sang étalées sur la poitrine musclée d’un mâle alpha.

Fanfic et dark romance : la romance se nourrit de la romance

Marie Legrand est éditrice chez BMR, acronyme de Black Moon Romance, auquel le milieu substitue volontiers et avec facétie l'expression « Beau Mec Rebel. » Elle rappelle que la dark partage un ADN avec la fanfiction (fanfic pour les intimes) : il s'agit de fictions écrites sur des plateformes comme Wattapad par des fans et pour des fans, des récits populaires « très addictifs et feuilletonnant », mettant en scène des personnages ou de personnalités connues des lectrices. Après avoir dévoré la saga américaine Twilight (2005) destinée aux 15-20 ans, les lectrices grandissantes remplacent Edward par Christian de 50 Shades of Grey (2015) et Hardin de la série After (2014), deux romances qui annoncent les prémisses de la dark romance. Ces deux personnages masculins, les lectrices les connaissent déjà. Christian est un ersatz d'Edward, et Hardin est inspiré par le chanteur Harry Styles. En consolidant les communautés de fans, la dark assure la pérennité d’un business juteux. « La dark romance est par définition un pur produit marketing puisque cela vient de plateforme collaborative et de la fan fiction, les histoires sont construites de manière circulaire avec les lectrices qui font adapter les textes en fonction de leurs retours », souligne Magali Bigey.

Des livres comme s’il en pleuvait

Une conception de la dark qui ne gêne pas Romane*, autrice européenne. Elle se lance dans l'écriture il y a quelques années et se fait repérer sur Fyctia, plateforme lancée par la maison d’édition française Hugo Publishing qui promet des publications aux gagnantes de concours à thème. Cette passionnée de romance admet voir en partie ses livres (déjà plus de 50 000 exemplaires vendus tous titres confondus) comme des produits. « J’ai toujours écrit pour être publiée, et pour être publiée, il faut avoir des lecteurs. Il faut donc correspondre à un marché. Je n’ai pas systématiquement l’idée en tête, mais s’il faut parfois choisir entre deux chemins, je vais opter pour celui qui plaît le plus. » Exemple : les réseaux ont popularisé l'expression « et puis merde » (« fuck it » en anglais. C'est la courte phrase que le héros énonce lorsqu’il décide enfin, après une longue lutte intérieure, de céder à ses sentiments et d'embrasser l’héroïne. « On pourrait la formuler autrement, mais on sait que les lectrices l’attendent, on s’arrange donc pour la caler, car cela leur fait plaisir. » Sur TikTok, le #etpuismerde dépasse les 4 millions de vues, donnant lieu à de multiples vidéos où les lectrices partagent leur joie lorsqu'elles lisent enfin ces mots dans leur dark favorite.

Comme elle ne lit quasiment plus qu’en anglais, l'autrice connaît bien le marché américain. Outre-Atlantique, la dark affectionne actuellement deux tropes : le Reverse Harem (littéralement, le harem à l'envers), lorsque l’héroïne se retrouve à jongler avec les love interests (comme dans Creedence de Penelope Douglas), et le Why Choose, lorsqu'elle termine en relation polyamoureuse. « Nul doute que ce type d’histoire arrivera bientôt en France », prédit l’autrice. « Tout ça, ce sont des modes, cela finira par passer, comme la dark ». Mais pour l’instant, l’appétit grossit, stimulé entre autres par BookTok, club de lecture géant sur TikTok. Après avoir été découverte sur Wattpad et publiée en format numérique en juin 2022 par la maison d'édition française BMR, Sarah Rivens, l’autrice algérienne de la trilogie Captive, invitait en 2023 ses fans via la plateforme à racheter en librairie un exemplaire papier de son roman. (« Mettez votre meilleur make-up, prenez vos meilleures photos » ) La formule fonctionne : dans le milieu, on murmure que l’autrice de 24 ans vendrait 500 bouquins par jour. Un succès qui donne lieu à toute une économie parallèle aux livres. « Les lectrices aiment avoir les brochés et les éditions collector, mais aussi des goodies en tous genres », souligne Romane.

Et des produits dérivés à gogo

Sur le site Red Bubble, les fans de dark romance pourront se régaler. Elles y trouveront une myriade de stickers chantant les louanges de la dark (« ma couleur préférée est le moralement gris », « les méchants font ça mieux », « je suis séduite dès que je vois un TW ») ; des coussins, mugs et magnets ; des vestes ornées du sigle de l’internat de la série Fourth Wing écrit par Rebecca Yarros, best-seller américain qui arrive cette année en France chez Hugo Publishing. Avant que l’idée ne soit violemment critiquée par ses fans, l’américaine Colleen Hoover avait même prévu l’année dernière la parution d’un livre de coloriage basé sur son livre « It ends with us » traitant de violences domestiques.

Avec une trentaine de titres à son actif, l'autrice Marianne* voit aussi les romans de dark romance comme des produits, sans toutefois les affilier à un genre littéraire de seconde zone. Aujourd'hui, Marianne vit de ses ventes. Elle a développé une fine connaissance des modes et tendances, dont elle n’hésite pas à s'écarter pour écrire ce qui lui plaît. « Je vois un genre monter, je l’appelle "porn gore’". Faute de nomenclature précise sur les plateformes, il est souvent associé à tort à de la dark romance ». Elle sourit : « Mais bon, là ça va vraiment loin : cannibalisme, nécrophilie… » Celles qui trouvent la dark trop « vanille » pourront donc regarder du côté de la française Sarah West ou de la canadienne Cynthia Havendean, reines de l’erotic horror. « Et c’est toujours écrit par des femmes, pour des femmes. »

*Le prénom a été modifié

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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commentaires

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  1. Avatar A. dit :

    A priori, "grumpy sunshine" serait plutôt "lui est un mec froid et taciturne, elle est un/son rayon de soleil".

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