Une femme de dos avec un casque sur la tête

ASMR : elles écoutent en boucle les insultes de mecs toxiques

© Burst

« Dès que je te vois, tu me pompes toute mon énergie, je ne te supporte plus, tu es constamment en retard et mal habillée, c'est inacceptable et tu me dégoûtes. »

Au bruissement réconfortant de la soie que l'on défroisse ou de tapotements sur un micro, Ella* et bien d'autres préfèrent la bande-son d'abus domestiques... Dans la lumière bleutée de son ordinateur, un trentenaire se détourne de son écran en pleine partie de Fortnite pour nous faire face. Pendant près de 15 minutes, il assène en continu remontrances et virulentes critiques à son auditoire (sa copine imaginaire), lui reprochant d'avoir interrompu sa série de kill. Cette vidéo fait partie de la niche ASMR « abusive boyfriend » (petit ami violent). Destinées aux femmes, ces vidéos qui font de plus en plus de vues sur YouTube couvrent divers registres de violences et d'abus : elles mettent en scène un homme cherchant furieusement le téléphone de sa copine, lui criant dessus car elle rentre trop tard à la maison, ou s’excusant pour l'avoir frappé - accidentellement.

C'est quoi l'ASMR toxic boyfriend (petit-ami toxique) ?

Le dénominateur commun de ces vidéos : insultes, intimidation et volonté de rabaisser sa partenaire, débitées en prenant garde de ne pas dépasser un certain niveau de décibels. On est tout de même là pour de l'ASMR, des vidéos censées générées une agréable sensation épidermique, à mi-chemin entre le frisson de plaisir et le fétichisme auditif. Les codes sont les mêmes que pour les vidéos d'ASMR classiques censées favoriser la relaxation : la lumière est tamisée, le niveau sonore bridé, les vidéos longues d'une vingtaine de minute. Mais l'heure n'est plus aux ongles manucurés qui martèlent une table en bois, aux bulles de chewing-gum qui enflent ou au déversement onctueux d'une épaisse pâte à gâteau. Les vidéos abusive boyfriend s’inscrivent dans une catégorie spécifique de l'ASMR : les jeux de rôle nés de situations banales de la vie quotidienne. Au hasard : une hôtesse de l'air vous demande de changer de siège, un chirurgien explique le déroulé de votre opération de l'appendicite. Sauf qu'au lieu de demander poliment à ce que l'on attache sa ceinture pour se préparer au décollage, un homme à la voix grave susurre dans son micro que « on en a pas terminé tant que je ne l'ai pas décidé. »

L'alibi de la thérapie

Parmi les comptes qui fonctionnent, celui de Markell Young, 17 ans. En deux mois, il a accumulé plus de 250 000 vues auprès d'un public composé à 98 % de femmes, dont plus de la moitié est âgée de 18 à 23 ans. « Beaucoup de filles ont déclaré qu'elles n'avaient jamais reçu d'excuses après avoir été agressées verbalement, et que mes audios les faisaient s'effondrer et pleurer. Je ne pense pas qu'un audio normalise [les abus], cela aide plutôt les femmes à soulager leurs traumatismes », a-t-il expliqué à Dazed. Sur sa chaîne @MakeruASMR, il atermoie donc entre insultes et excuses larmoyantes. Ella*, 18 ans, a découvert les vidéos du jeune homme sur Reddit. Écouter Markell l'insulter avant de choisir ou non de lui répondre et de couper court à la discussion lui conférerait un sentiment de reprise de contrôle qu'elle n'avait pas lors de sa dernière relation de couple. Pour d'autres auditrices l’intérêt des vidéos ne réside pas dans la thérapie. Le frisson est ailleurs. « Parfois je fais des vidéos où le petit ami ne présente pas d'excuse, et certaine auditrices expriment de la déception dans les commentaires, alors que d'autres se disent "je le mérite bien, je vaux rien"... », explique le jeune homme.

La romantisation des abus, c'est sexy

« Les filles et jeunes femmes apprennent dès leur plus jeune âge que de tels comportements sont potentiellement romantiques. La combinaison d’attentes hétéro normatives à l’égard des femmes, dans lesquelles le harcèlement et les abus sont normalisés, et d’une misogynie qui dicte aux femmes d’apprécier l’attention des hommes, conduit à la production de contenus qui romantisent ce comportement. C’est la tempête parfaite », analyse Maria Scaptura, chercheuse sur la masculinité et la violence à l'Université de l'Arkansas. Sous une vidéo intitulée Votre petit ami violent vous frappe et ne le regrette pas, des internautes comment : « C'est mal, mais je veux ce genre de relation pour me sentir vivante », ou encore : « Où puis-je trouver un homme comme lui ? »

Une vieille tradition de la misogynie et de la violence

Passer les abus au filtre pop ne date pas des vidéos abusive boyfriends. « Cette romantisation de la maltraitance a longtemps prospéré sur des sites dominés par les adolescents, comme Tumblr ou Wattpad. Quiconque suffisamment connecté dans les années 2010 a peut-être été exposé aux nombreuses fanfictions mettant en scène One Direction (ndlr : un boysband, ex-groupe du chanteur Harry Styles) qui fantasmait sur l'abus de la part du groupe, ou a présenté l'un des membres comme un vaillant héros qui sauve – insérer votre prénom – d'un partenaire ou d'un parent violent », résume Dazed. Même mise en scène en empruntant des personnages de Gossip Girl (Chuck Bass et Blair Waldorf) ou de Twilight.

Avant la fanfiction, les archétypes toxiques pullulaient déjà dans la littérature. Dans Pour en finir avec la passion, publié début 2023, les autrices déconstruisent le fantasme généralisé de la passion amoureuse, érigée en image d’Épinal, et présentée comme hautement désirable mais toujours douloureuse. Des Hauts de Hurlevents en passant par Dom Juan et La Princesse de Clèves, cette conception de la passion contribuerait à brouiller les imaginaires et à rendre les relations délétères acceptables. Idée qui a malheureusement fait son chemin. Cette perception de la passion a donné naissance à un genre de roman spécialement dédié à l’exploitation outrancière de ce trope, la dark romance. Destiné aux ados et jeunes adultes, le genre décline les relations amoureuses basées sur un déséquilibre démesuré dans la dynamique de pouvoir entre l'homme et la femme. Plus populaire que jamais, le genre cumule près de 5,4 milliards de vues sur TikTok sous le #darkromance.

*Le prénom a été modifié

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.
commentaires

Participer à la conversation

  1. Avatar Anonyme dit :

    Ancienne victime de violence conjugale, cet article m'a fait pleurer. Quand le niveau de matrixage cerebral est à son paroxysme... Quelle horreur !

Laisser un commentaire