Si Instagram a tendance à rebuter pour son esthétique normée, TikTok plaît pour ses formats créatifs et sa liberté de ton. À tel point que la plateforme est devenue un catalyseur de nouvelles identités et mises en scène pour les jeunes générations, parfois jusqu’à l’extrême transformation.
Au lycée, vous étiez plutôt du genre grunge, babos ou emo ? C’était votre style et vous n’en changiez sous aucun prétexte ? Les choses ont quelque peu changé, en tout cas sur TikTok où les jeunes générations s’amusent à hybrider les styles, les cultures et les époques pour se forger des identités mutantes, à mi-chemin entre vie en ligne et vie physique. La plateforme, connue pour ses modes d’expression protéiformes, abonde de communautés comparables à des « clans » de cour de récré, à la différence que sur l’appli préférée des ados, les tribus et les styles foisonnent et évoluent aussi rapidement qu’une vidéo virale.
Un véritable « Comic-Con » virtuel
#Cottagecore, #DarkAcademia, #Witchtok… Ces termes à coucher dehors ne vous disent rien ? Ce sont pourtant là quelques-unes des tendances les plus populaires de TikTok. À chacune son style et ses symboles bien sûr. L’une, popularisée durant la pandémie, voue un culte à la campagne, à la vie de château et aux robes de princesse, l’autre raffole des looks d’étudiants anglais, de vieux grimoires et de bibliothèques universitaires. Quant à la dernière, elle nourrit une fascination pour les sorcières, les sciences occultes et plus généralement la spiritualité. Preuve que nous ne les sortons pas du chapeau, elles cumulent à elles trois plus de 24 milliards de vues sur la plateforme.
Le point commun de ces sous-cultures virtuelles ? Leurs jeunes membres qui se travestissent et se mettent en scène à coup de vidéos courtes terriblement efficaces, à tel point qu’on a le sentiment d’assister à un carnaval hébergé dans la matrice. « Le numérique permettait déjà une hyper-spécialisation des communautés, mais TikTok permet d’aller beaucoup plus loin dans la représentation et la mise en scène de soi », nous explique l’anthropologue Fanny Parise. Pour cette spécialiste de l’évolution des modes de vie, ces expressions identitaires font partie d’une même tendance née des entrailles du numérique. « On a tendance à oublier que les filtres Snapchat et les avatars de jeux vidéo ou de mondes virtuels remplissent la même fonction, celle de se définir, se différencier vis-à-vis de ses pairs. »
« Transhumanisme numérique »
En scrollant un peu plus loin, d’autres îlots communautaires se dessinent. Certains sont plus étranges, plus niches, parfois plus fantastiques que d’autres. On y trouve des jeunes grimés en clowns (#clowncore) dans un recoin de leur chambre, des fées et des gobelins (#goblincore) jouant de la flûte dans des contrées verdoyantes. Il y a même des chasseurs de cryptides (#cryptidcore), ces animaux légendaires, à l’instar de Bigfoot ou Nessie, qui continuent de fasciner les utilisateurs.
« On aurait presque affaire à une forme de transhumanisme numérique, commente Fanny Parise. Il y a cette capacité à créer une continuité entre vie physique et vie virtuelle, à montrer des facettes de soi radicalement différentes de celles que l’on a dans la vie physique, à rendre sa vie encore plus complexe, avec différents niveaux de réalité. » Un peu comme dans une œuvre de fiction finalement, mais sur un réseau social nouvelle génération. Là où Instagram a plutôt tendance à promouvoir du beau aseptisé à la chaîne, TikTok produit de l’étrange, du hors-piste, et devient un véritable terrain d’expression, parfois jusqu’à l’extrême transformation.
De nouvelles sous-cultures
Avec ce raz-de-marée de nouvelles sous-cultures, c’est la notion même d’ « esthétique » qui prend un sens nouveau, raconte un article de l'Université McGill à Montréal, en particulier pour la génération Z. Moments et époques historiques, lieux, genres de fiction, musiques, sous-cultures préexistantes… « La compréhension contemporaine du terme a complètement changé et s’aligne désormais sur des patchworks visuels qui font écho à un large éventail de concepts. »
Tandis que la communauté #EBoy marie la mode grunge et emo avec des influences d'animés et de jeux vidéo, la tendance #Cottagecore transpose l’univers bucolique des romans de Jane Austen (cuisine, heure du thé et crochet compris) à des chambres d’ados surconnectés. Quant au style #McBling, il célèbre le mauvais goût des années 2000 (comprendre paillettes, strass et téléphones à clapet) et rend hommage à ses icônes – de Paris Hilton à Britney Spears – en les rendant stylées à nouveau. « C’est comme si une nouvelle école de créativité avait émergé, commente Marian Park du cabinet de tendances WGSN à Refinery29. La Gen-Z s'amuse à définir de nouvelles esthétiques et à explorer l'histoire de la mode et les éléments qui les relient les unes aux autres. »
Pour la branche business de TikTok, dont la mission est d’aider les marques à comprendre cette nébuleuse, ces sous-cultures ont carrément remplacé les démographies traditionnelles, de quoi compliquer la tâche des marketeurs. « TikTok ne réinvente pas la roue en ce qui concerne les sous-cultures », prévient la plateforme, mais ce qui les rend ici différentes, « c'est leur accessibilité et leur faible sélectivité à l'entrée. »
La nature appétante des vidéos, mais surtout le flux principal ( « For You Page » ), qui propose des contenus aux utilisateurs en fonction de ce qu’ils ont déjà regardé, leur permet en effet de papillonner facilement entre chaque tendance et sous-culture.
Émancipation, évasion, contradiction
La plupart ne se mettent pas en scène et se contentent simplement de regarder. D’autres semblent en revanche chercher à satisfaire « un certain besoin d’appartenance », estime Fanny Parise. « On se crée un entre-soi dont les codes sont définis par les fonctionnalités plateforme, mais qui est aussi né d’une volonté de s’affirmer liée à l’âge. »
Chercher à se définir, mais refuser les étiquettes, assumer son identité au prisme du réel et / ou du virtuel, refuser les normes de beauté, mais vouer un culte à l’apparence en se mettant perpétuellement en scène… ce sont aussi les contradictions d’une génération qui sautent aux yeux. « Pour les adultes comme pour les jeunes, il semble de plus en plus difficile de conjuguer hyper-individualisme et besoin d’appartenance », analyse l'anthropologue.
D’autres en revanche verront dans ces « identités à la carte » une forme d’évasion nécessaire. Pour l'Université McGill, c’est même la meilleure chose que les jeunes puissent faire en ce moment. « Lorsque le monde part à vau-l'eau, il n'y a rien de mal à enfiler une robe fluide, à fermer les yeux et à penser à une vie où un ruisseau (...) et un repas fait maison vous attendent près d'un chalet, sur une colline... », décrit l'article en écho à l'esthétique bucolique du #CottageCore. Quand le chaos règne au dehors, quelle différence, en effet, entre cette forme d'évasion et le confort rassurant d'un plaid, d'un feu de cheminée et d'un tome du Seigneur des Anneaux ?
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