Ses œuvres, monumentales et hypnotiques, semblent sortir d'un film de science-fiction et passionnent les géants de la tech. Qui est Refik Anadol, artiste et « data addict » fasciné par la mémoire et le potentiel créatif des machines ?
Est-il possible de se représenter l’immensité des données que nous échangeons ? Qu’est-ce que notre conscience doit saisir, retenir, apprendre, transmettre ? Voilà les questions qui obsèdent Refik Anadol. Mi-geek, mi-artiste, il compose avec des « zillions » de datas pour nous faire entrer dans la réalité quantique du monde. Refik est né en Turquie, mais a voulu installer son studio à Los Angeles, la ville de Blade Runner, qui le faisait tant rêver en grandissant. Il travaille, depuis ses débuts, avec des chercheurs (MIT, UCLA, Stanford...) et collabore avec les grands noms de la tech (Google AI, IBM, Microsoft, Panasonic...). Ses œuvres sont toujours monumentales, évanescentes, et tentent de nous ouvrir à d’autres réalités et champs de conscience. Rencontre.
De Blade Runner à James Turrell, vos inspirations sont nombreuses. Qu’est-ce qui vous a donné envie de créer à partir de data et d’intelligence artificielle ?
Refik Anadol : Le pouvoir de l'imagination m'a toujours fasciné. J’ai toujours été très curieux, à fourrer mon nez partout. Enfant, je m'intéressais aux films de science-fiction, aux jeux vidéo, aux simulations. J'ai reçu mon premier ordinateur à la même période. Les espaces perçus comme différents de notre monde, dans l’esprit d’une machine ou dans un jeu, m’inspirent énormément. Dans les années 60, des artistes utilisaient déjà l’informatique, pour créer, bien sûr, mais lorsque j’ai commencé la « data sculpture » en 2011, le fait de combiner arts multimédias, intelligence artificielle et architecture n’était pas tellement mainstream. En étudiant à l’UCLA (Université de Californie à Los Angeles), j’ai aussi été super inspiré par le mouvement artistique Light and Space de la côte ouest, qui avait été introduit par l’université dans les années 70. Les artistes du mouvement – James Turrell, Dan Flavin, Bruce Nauman, Robert Irwin… – intégraient déjà dans leur travail les dernières technologies des industries de l'ingénierie et de l'aérospatiale de la Californie.
© Refik Anadol, Melting Memories, Istanbul (Turquie), 2018
Vos œuvres tournent essentiellement autour du rapport au temps, à la mémoire. Pourquoi cette obsession ?
R. A. : Je suis obsédé par le monde des souvenirs. Pour moi, les données ne sont pas des nombres, mais une forme de mémoire que je visualise comme un pigment, un matériau mouvant qui peut prendre des formes infinies. Ayant étudié le design et les arts visuels (design graphique, 3D, développement de logiciels, photo, vidéo…), je me suis rapidement pris de passion pour l’architecture, que j’ai cherché à utiliser comme un canevas. Comment donner vie à des espaces, des objets ? Est-ce qu’une architecture peut devenir quelque chose d’autre ? Un bâtiment peut-il apprendre ? être vivant ? Les technologies me permettent d’explorer ces questions.
Avec l'installation Melting Memories, vous avez tenté de traduire le cheminement, parfois faillible, de la mémoire humaine. Vous expliquez que ce projet a été inspiré par une expérience personnelle tragique liée, encore une fois, à la mémoire...
R. A. : C’était en 2017, je rencontrais tous mes héros, des neuroscientifiques, des spécialistes du machine learning, et puis, subitement, j’ai appris que mon oncle était atteint de la maladie d’Alzheimer. Ses souvenirs étaient littéralement en train de « fondre », il ne pouvait plus les retenir et deviendrait un jour inconscient de sa propre réalité… Vivre ces deux réalités en même temps a été un choc pour moi. C’est ce qui a inspiré cette pièce, et qui m’a donné envie de célébrer le fait d’être humain et de se souvenir. Il s’agissait d’une sculpture augmentée, composée de données cérébrales et de projections de lumière. Les figures mouvantes se formant à la surface de l’œuvre sont la retranscription de la fonction cérébrale d'individus qui ont été invités à se concentrer sur des souvenirs d’enfance. L'œuvre rassemble les données issues de leurs électroencéphalogrammes. Mon obsession tournait alors autour d’un moment particulier : peut-on détecter quand un cerveau humain se souvient ? Est-ce scientifiquement possible ? Il s’avère que oui, même si cela donne une représentation abstraite. Je crois que ça a touché beaucoup de monde. J’ai reçu des messages d’inconnus me parlant de leurs traumatismes, d’histoires personnelles, du plus beau jour de leur vie ou du plus triste… C’est peut-être ça, le libre arbitre, finalement, la liberté de conserver et de réveiller tel ou tel souvenir.
© Refik Anadol, Quantum Memories, NGV Triennal 2020, Melbourne (Australie) / Photo : Tom Ross
Votre installation Quantum Memories est l’une des premières œuvres à utiliser simultanément l'intelligence artificielle et l'informatique quantique. Qu’est-ce que cela a changé dans votre processus créatif ?
R. A. : Quantum Memories s'appuie sur plus de 200 millions de photographies de nature – des paysages, des vues de la Terre depuis la Station spatiale internationale… J’ai eu la chance de collaborer avec Google AI Quantum (une équipe de recherche expérimentale en suprématie quantique, ndlr) et de pouvoir utiliser un ordinateur quantique expérimental décrit comme étant 1 000 fois plus puissant qu'un supercalculateur conventionnel. J'ai combiné son utilisation à des algorithmes d'apprentissage automatique. Ces quatre dernières années, j’ai utilisé l’intelligence artificielle pour faire apprendre et rêver des machines, et pour un fan de science-fiction comme moi, l’informatique quantique est une forme de narration incroyable ! Dans chaque calcul quantique, il y a un monde à explorer.
C’est ce qu’on appelle « la théorie des multivers » ou « théorie d’Everett » . Il s’agit d’une spéculation scientifique qui suppose que notre monde coexiste avec de nombreux autres univers qui se divisent continuellement en univers distincts et inaccessibles entre eux. Or, si le moindre calcul quantique ouvre un mini-univers, peut-on savoir à quoi il ressemble grâce à l’IA ? Peut-on savoir à quoi ressemble la nature dans d’autres dimensions ? Quantum Memories, c’est la rencontre de ces deux univers : des visions de la nature qui n’existent pas à proprement parler, mais qui pourraient exister. Cela génère des motifs invisibles que l’on transforme en sculptures 3D, en une nouvelle réalité esthétique. Le plus gros défi de la technologie quantique, c’est que tout peut affecter l’univers subatomique, ce qui rend les calculs très complexes. La réalité physique de la vie en elle-même est un énorme challenge !
On parle, avec l’ordinateur quantique, de calculs qui pourraient être effectués en quelques minutes, là où un ordinateur classique prendrait des milliards d’années… Quel est le rôle d’une IA, dans ce contexte ? Considérer tous les possibles, tout prédire, ne rien oublier ?
R. A. : Nous vivons déjà à l’intérieur de systèmes qui orientent ce que nous mangeons, disons, faisons, regardons, achetons, lisons… Je ne pense pas que nous puissions regagner le contrôle sur ces choses-là. L’état quantique remet sur la table les questions fondamentales du libre arbitre, de la vie privée – si elles existent – auxquelles nous peinons encore à répondre. La conscience, elle-même, est difficile à qualifier, et nous avons encore du mal à définir ce qu’elle est. Nos raisonnements et toute la pensée humaine sont d'abord des états quantiques. Je ne suis pas persuadé que nous soyons l’espèce la plus intelligente (rires), mais la technologie, pour moi, est aussi le miroir de l’humanité, ce sont nos rêves, nos attentes, nos désirs, nos échecs… Nous en avons besoin sans toujours réellement savoir pourquoi.
© Refik Anadol, Quantum Memories (Nature UMAP), NGV Triennal 2020, Melbourne (Australie)
Les machines que nous créons se souviendront de tout quand nous aurons tout oublié. J'ai l'impression que votre travail tient tout entier dans la stupeur que provoque ce constat.
R. A. : L’histoire des données remonte à loin ! Avant les prémices de l’écriture, les Sumériens en Mésopotamie échangeaient des symboles. C’était déjà une forme de data ! Puis on a écrit des livres, des encyclopédies… Aujourd’hui, nous avons un support que nous ne pouvons pas toucher, des archives dans une boîte noire que nous peinons à comprendre... Pour moi, la question serait plutôt... que pouvons-nous faire d’autre avec !
REFIK ANADOL
Média artiste fasciné par la mémoire et le potentiel créatif des machines, Refik Anadol fait de la data son matériau de prédilection, et de l’intelligence artificielle sa principale collaboratrice. Originaire d'Istanbul, mais basé à Los Angeles, il s’entoure d’une équipe pluridisciplinaire et de chercheurs pour créer des installations immersives protéiformes – sculptures 3D, fresques de données mouvantes et abstraites, performances audiovisuelles… –, surfant sur les technologies les plus avancées du moment.
Cet article est paru dans le chapitre tendance du numéro 25 de la revue de L'ADN.
Pour avoir le bonheur de vous procurez votre exemplaire, cliquez ici.
Participer à la conversation