Hackathons, séminaires… Pourquoi la « créativité automatique » ne fonctionne pas en entreprise

« En entreprise, il y a une culture du temps qui est incompatible avec la notion de créativité »

© Jolygon via Getty Images

Faut-il être un génie pour avoir de bonnes idées ? S’appeler Steve Jobs pour monter la boîte du siècle ? Dans son livre La Baignoire d’Archimède, le formateur et conférencier Jules Zimmermann s’attache à déconstruire la notion même de créativité, jusqu'aux « méthodes magiques » utilisées en entreprises pour booster l’inventivité de leurs salariés. Interview.

Vous souhaitez inventer une technologie révolutionnaire en trois semaines, montre en main ? Rendre vos collaborateurs plus créatifs sans empiéter sur leurs heures de boulot et avec des résultats ? Ne lisez pas ce livre. Ou plutôt si, mais en acceptant de changer légèrement d’approche, préconise Jules Zimmermann, auteur de l’ouvrage (Dans) La Baignoire d’Archimède, paru aux éditions Arkhê. En s’aidant de son bagage en sciences cognitives et de différentes méthodes, ce formateur, conférencier et enseignant à la Sorbonne, nous invite à comprendre la façon dont naissent les idées. Il propose une vision plus « ordinaire » et « moins automatique » de la créativité, dans la vie quotidienne, mais aussi en entreprise, où celle-ci a tendance à être mal comprise et utilisée.

À l’heure où les fiches de poste vantent les soft skills, comment expliquer que la créativité soit encore le parent pauvre de l’éducation en France ?

Jules Zimmermann : Il y a plusieurs explications à cela. La première, c’est qu’on a tendance à associer trop fortement créativité et pratique artistique, ce qui fausse notre interprétation. Au collège, elle ne concernerait que la musique et le dessin. Or la créativité est une compétence transversale : cela veut dire qu’elle peut concerner tous les domaines, que ce soit dans la résolution de problèmes en entreprise ou la prise de parole en public par exemple. La deuxième explication, c’est que l’on a encore peu de recul sur ce que peut être une pédagogie de la créativité. Transmettre des connaissances, apprendre à lire et à écrire, on sait le faire parce qu’il y a beaucoup de littérature scientifique autour des méthodes d’enseignement. Mais développer la créativité et, plus largement, les compétences transversales, c'est quelque chose qu'on ne sait pas encore faire. Il y a un ensemble de pédagogies à inventer. Mon hypothèse, c’est que la vulgarisation scientifique autour de la psychologie et des sciences cognitives peut y tenir une place de choix, car elle nous aide à décortiquer nos façons de penser. C’est ce qu’on appelle la métacognition : comprendre le fonctionnement de notre pensée pour mieux l’employer. Par exemple, expliquer à des élèves comment fonctionne l’apprentissage les aide à mettre en place de meilleures stratégies pour apprendre !

Souvent, les entreprises sont à la recherche de la méthode la plus simple possible à appliquer pour booster leurs salariés. Le problème, c’est que ça ne donne que rarement lieu à une transformation ou une vraie montée en compétences.

Vous manifestez un certain agacement envers tout ce qui a trait aux « recettes magiques » de la créativité, notamment dans le monde de l’entreprise. Pourquoi ?

J. Z. : Si on prend un principe miracle et qu’on l’applique à une entreprise sans y avoir réfléchi, il y a des chances pour que ça ne fonctionne pas. Avec la créativité, c’est la même chose. Souvent, les entreprises sont à la recherche de la méthode la plus simple possible à appliquer pour booster leurs salariés. Le problème, c’est que ça ne donne que rarement lieu à une transformation ou une vraie montée en compétences. De même, on ne trouvera pas d’idées créatives si on a peur de la difficulté !

Exemple ? La méthode du brainstorming qui, avec le temps, a été profondément simplifiée et que l’on présente aujourd’hui en trois grandes règles miracles : « viser la quantité », « accueillir positivement les idées » et « rebondir sur les idées des uns et des autres ». C’est bien, mais si on s’arrête à ces trois règles, le brainstorming est voué à l’échec ! Initialement, c’étaient 40 pages de recommandations de l’auteur, un processus qui prend une journée de travail en équipe et plusieurs jours de travail pour le facilitateur. C’est aussi une méthode qui a été pensée en complément de la créativité individuelle et non pas en remplacement. Aujourd’hui, on a tendance à pratiquer cette méthode sans la présence d’un animateur, sans moments individuels et dans des temps trop courts. Un brainstorming en entreprise ne dure souvent qu’une demi-heure ou une heure. Or, si on veut maîtriser une méthode, il faut se donner du temps, des moyens et de la régularité. 

En entreprise, il y a une culture du temps qui est incompatible avec la notion de créativité.

C’est un peu le paradoxe de notre époque : nous rêvons d’innovations et d’idées révolutionnaires, mais nous avons de moins en moins de temps de cerveau disponible pour faire preuve de créativité.

J. Z. : En entreprise, il y a une culture du temps qui est incompatible avec la notion de créativité. Dans le monde du travail, on aura tendance à structurer, rationaliser et gagner du temps, à faire plus avec moins, etc. À l’inverse, pour être créatif et avoir des idées, on doit volontairement perdre du temps, faire des détours sans pouvoir garantir un résultat. C’est ce qui crée ce paradoxe et qui explique le succès des ateliers de créativité : c’est un format court que l’on peut faire rentrer dans les agendas, une façon de se débarrasser du chaos, pourtant nécessaire, de la créativité. Plus que ça, c’est une solution, un service clé en main que l’on achète, le plus souvent dans l’urgence. Mais si on se limite à ça, on enferme la créativité dans un cadre événementiel, on en fait un objet opposé au travail. C’est comme si on accordait une journée de vacances à ses salariés. Le vrai défi, c’est de parvenir à développer une culture de la créativité. Ça prend du temps et ça nécessite de remettre en cause beaucoup de fondamentaux pour que des idées naissent, se concrétisent et se diffusent.

Est-ce que certaines entreprises y parviennent, selon vous ?

J. Z. : Certaines entreprises dédient des moments hebdomadaires à la créativité où elles demandent expressément à leurs employés de ne pas travailler, comme Google a pu le faire par le passé. C’est intéressant, sauf qu’une fois encore, on distingue le travail de l’acte créatif. En filigrane, on comprend que « le vrai travail » serait de produire de la valeur, de répondre à des objectifs sur le court terme au détriment d’un travail exploratoire. Une autre démarche que je cite dans mon livre est celle de David Elbaz, directeur d’un laboratoire d’astrophysique, qui a mis en place un moment qu’il appelle « astromind ». Régulièrement, lui et ses équipes se réunissent pour échanger des idées décalées autour de leurs recherches sans avoir peur d’être jugés. Cela instaure déjà une approche plus décontractée de la créativité. 

On a tendance à surassocier « start-up » et « révolution créative ».

Vous évoquez aussi la difficulté de certains entrepreneurs à sortir de leur prisme lorsqu’ils se lancent. Comment expliquer que les idées transformatrices soient si rares ?

J. Z. : Premièrement, toutes les start-up n'ont pas besoin d’être créatives. Une boîte peut très bien fonctionner sur la base d’une idée simple. En revanche, et dans les idéaux de la « start-up nation », on a tendance à surassocier « start-up » et « révolution créative ». Le problème, c’est que pour révolutionner un domaine, il faut une grande base de connaissances, une grande compréhension d’un sujet donné. Or, la plupart des startupers qui se lancent sont des gens qui sortent d’école. Ils ont un certain état d'esprit, mais peu d’expertise. Souvent, ils vont répondre à des « cailloux dans la chaussure » qu’ils rencontrent dans leur propre quotidien. C'est plus simple, plus accessible. Des problématiques plus complexes et pourtant nécessaires seront moins souvent adressées.

Comment les orienter vers des idées qui résonnent à l’extérieur de leur bulle ?  

J. Z. : Une solution est de ne pas limiter l’innovation aux start-up, qui fonctionnent sur un modèle plutôt agressif dans lequel un nouvel entrant vient déstabiliser les acteurs existants d’un marché. On peut imaginer des modèles où, au contraire, les acteurs entrants et existants collaborent.

C’est une chose que fait le programme Matrice depuis plusieurs années. En partant d’un thème (par exemple : comment la culture peut opérer sa transformation numérique ? ), le programme aide les élèves à monter leur projet à l’aide de coachs et de personnalités référentes du secteur. À l’issue du programme, les étudiants repartent avec leur projet (qui leur appartient toujours), dans l’hypothèse qu’ils deviendront de futurs partenaires de choix et que tout le monde y gagnera. C’est une vision déjà beaucoup plus collaborative et moins agressive de l'innovation.

Diffuser une vision ordinaire et moins mystifiée de la créativité, c’est aider des individus à mettre des mots sur leur façon de penser.

D'Archimède à Steve Jobs en passant par John Cleese (les Monty Python), vous évoquez plusieurs figures de la créativité, sans pour autant les ériger en génies inaccessibles. Comment s’en inspirer ?

J. Z. : On dit de certains grands créateurs qu'ils sont des « génies créatifs ». Il est vrai que certaines personnes se distinguent par une grande capacité à trouver des idées. Mais cela ne veut pas dire pour autant que nous, le commun des mortels, sommes incapables de faire preuve de créativité. On a tous besoin de développer sa créativité pour résoudre des problèmes au quotidien : cuisiner, éduquer nos enfants ou même pour séduire quelqu’un – de la même façon que certains se distinguent par des capacités d’éloquence particulièrement impressionnantes : des acteurs, des avocats… Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faut renoncer à prendre la parole en public ou devant ses équipes en entreprise. Diffuser une vision ordinaire et moins mystifiée de la créativité, c’est aider des individus à mettre des mots sur leur façon de penser, à mieux se comprendre !

Jules Zimmermann a étudié les sciences cognitives à l’École Normale Supérieure. Formateur et conférencier, enseignant à l’université, il expérimente une nouvelle pédagogie de la créativité. 

Margaux Dussert

Diplômée en marketing et publicité à l’ISCOM après une Hypokhâgne, Margaux Dussert a rejoint L’ADN en 2017. Elle est en charge des sujets liés à la culture et la créativité.
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