
La mort des grands studios ? Ce n'est pas ce que veut Roman Coppola, le fils de Francis Ford Coppola. Mais avec le projet Decentralized Pictures, il veut sortir de l'entre-soi et ajouter de la créativité à Hollywood. Interview.
Decentralized Pictures est le projet dont on parle le plus outre-Atlantique. D'abord parce qu'il est porté par une grande figure d'Hollywood, le réalisateur, scénariste et producteur Roman Coppola, fils de Francis Ford Coppola, lui aussi réalisateur et producteur, surtout connu pour la trilogie du Parrain et Apocalypse Now. Mais Decentralized Pictures veut surtout être le futur d'Hollywood, à comprendre le futur de la production du cinéma et le futur de sa distribution aussi. Carrément. Annoncée lors du festival de Cannes, cette fondation à but non lucratif reposera sur une structure très Web3 : de la blockchain, de la cryptomonnaie, du DAO. « Décentralisée, équitable et démocratique », Coppola prétend s'être aussi inspiré de la « politique des auteurs » de la Nouvelle Vague. L'objectif mis en avant : court-circuiter le système hollywoodien, son entre-soi et son élitisme. Decentralized Pictures veut se mettre au service des talents émergents. Entretien avec deux de ses fondateurs, Roman Coppola et Mike Musante, vice-président de la Production et des Acquisitions chez American Zoetrope*.
Quelle est l’idée à l’origine de Decentralized Pictures ?
Roman Coppola : La technologie a toujours été une alliée du cinéma. Et dans notre entreprise familiale, American Zoetrope, nous sommes des passionnés de nouvelles technologies. Je suis né en 1965, Zoetrope a été créée en 1969 par mon père, Francis Ford Coppola. Mes tout premiers souvenirs d’enfance sont liés à cet univers, je me souviens des charpentiers construisant le studio d’enregistrement, la table de mixage. Mon père fut l’un des premiers à acheter des Éclair CM3, cette caméra portative incroyablement innovante, qui permettait de sortir dans la rue, avec laquelle Raoul Coutard a filmé À bout de souffle. Mon père a filmé The Rain People avec cette caméra et il m’expliquait comme ça fonctionnait, de même qu’il m’a fait découvrir ces enregistrements multipistes qu’il a expérimentés avec Apocalypse Now. L’autre dimension essentielle d’American Zoetrope, c’est d’être une communauté de cinéastes qui s’entraident les uns les autres. Cette culture du café, lieu de rencontres et de socialisation si prisé à San Francisco, cette tradition que vous connaissez en tant que Français, il a tenu à la prolonger dans le travail. Ainsi est né American Zoetrope, communauté de cinéastes travaillant ensemble, dans un esprit de camaraderie. George Lucas, Paul Schrader, Barbet Schroeder, etc. Un principe régit A.Z. : le « studio virtuel ». Vous devez soumettre votre idée de scénario aux membres de la communauté, qui l’examinent de façon collégiale. Ces concepts flottaient dans ma conscience quand Leo Matchett, producteur de cinéma et ingénieur spécialisé dans les cryptos, m’a expliqué ce qui était en train de se passer, sur la blockchain. « Pourquoi ne construisons-nous pas une plateforme décentralisée en utilisant la tokenisation ? », m’a suggéré Léo.
Vous connaissiez le Web3 à l’époque ?
R. C. : Non, mais j’ai compris le potentiel inouï qu’il y avait là. J’ai réalisé comment, dans le cadre d’une DAO (pour Decentralized Autonomous Organizations ou organisations autonomes décentralisées. Ce terme désigne un moyen de construire une communauté sur le web, basé sur la blockchain, NDLR), il était possible de créer un système de production indépendant, démocratique et équitable, aux antipodes d’Hollywood. Généralement, à Hollywood, une forme d’entre-soi fait que les nouveaux talents dont les projets sont financés appartiennent déjà à ce milieu. Ils sont choisis par quelques personnes, qui ont un pouvoir immense. À Decentralized Pictures, nous déléguons ce processus de prise de décision à la communauté. C’est la communauté qui décide quels projets méritent d’être soutenus et financés.
Vous mettez l’accent sur les « communautés mal desservies et défavorisées » ?
R. C. : L’une de nos missions est en effet de mettre des caméras entre les mains de personnes issues de la diversité, pour lutter contre ce que je décrivais précédemment, le côté « caste » d’Hollywood. Pour cela nous avons créé notamment un prix de la diversité, financé par la philanthropie. Steven Soderbergh, par exemple, a été très inspiré par notre aventure qu’il soutient à hauteur de 300 000 dollars. Mais c’est le processus même de fonctionnement de Decentralized Pictures qui est démocratique. L’entreprise est financée et dirigée par la communauté de ses adhérents. Décentralisée, équitable et démocratique, comme on le définit dans notre Déclaration des films indépendants.
Vous pourriez faire travailler des gens qui vivent dans d’autres parties du monde que les États-Unis ?
Mike Musante : Absolument. Notre but, à mesure que nous nous développons, est de nous adapter à toutes les langues, afin que n’importe qui puisse soumettre son projet dans sa langue maternelle.
Donc vous dénichez de nouveaux talents, vous les aidez à créer leur projet et à démarrer leur carrière ?
M. M. : Oui. Mais nous n’avançons pas non plus « contre » Hollywood. Tous les grands studios, les agences sont au courant de notre projet et le soutiennent. Nous aidons les nouveaux talents par notre réseau dans le milieu, une fois leur projet lancé.
Pourquoi vous êtes-vous constitué en organisme à but non lucratif ?
M. M. : La plupart des gens voient la blockchain comme une ruée vers l’or. Pour nous, la blockchain, c’est la démocratisation. Il s’agit de décentraliser la prise de décision, le pouvoir et le contrôle. Non pas maximiser le rendement d’actionnaires mais offrir des opportunités aux cinéastes des communautés mal desservies ou sous-représentées. Grâce au statut « organisme à but non lucratif », vous pouvez aux États-Unis faire des dons totalement défiscalisés. Il y aura à l’avenir beaucoup de façons de soutenir nos projets. Non seulement en amont, mais aussi en aval. Maintenant que tout est numérique, en termes de postproduction, nous pouvons fournir des ressources à un cinéaste dans un pays lointain, à travers notre réseau, pour le coloriage, le montage, les effets spéciaux de son film.
Vous avez ainsi l’ambition de concevoir un studio de production virtuel ?
R. C. : Exactement, et chaque membre de la communauté pourra y contribuer. Il y a aura par exemple un département du marketing, où vous pourrez tester l’affiche de votre film auprès de la communauté. Un département des locations, où vous pourrez enregistrer votre maison si vous voulez qu’elle soit utilisée pour un tournage. Mais ça pourra aller plus loin encore, je pourrais écrire à la communauté : j’ai besoin d’un plan dans le désert du Mojave, qui ressemble à ceci ou cela, et si quelqu’un se trouve à traverser ce coin du pays, il pourra me l’envoyer.
L’une des limites des DAO, c’est que ce n’est pas donné à tout le monde : il faut avoir un minimum de ressources financières pour se constituer un portefeuille.
M. M. : D’habitude, oui. Le « coût du gaz » est d’ailleurs souvent prohibitif pour les usagers de la blockchain aux revenus modestes. Cela contredit notre mission et nous avons décidé de prendre en charge le coût de gaz, en créant notre propre blockchain « Talent net » ou tlnt.net, ainsi que notre propre cryptomonnaie, le « FILMcredit » (voir cette vidéo, NDLR). Avec 1000 + 1 (pour le gaz) de ces « FILMcredits », vous avez une « bobine (« reel ») et vous pouvez participer à l’aventure.
Quelle est la différence entre ce que vous faites et les plateformes telles que Indiegogo, Quickstarter ?
M. M. : Ces plateformes font beaucoup de choses utiles mais leur principe est différent. Le cinéaste y demande en fait à la communauté des fonds pour financer son projet. Chez Decentralized Pictures, le cinéaste demande aux membres de la communauté de donner leur avis sur son projet, et puis ces opinions sont la façon de générer des ressources et de financer son film. Dans beaucoup de concours ou festivals, vous devez payer une somme pour poser votre candidature. Avec nous, vous pouvez gagner cette valeur en participant aux débats sur d’autres films en tant que « reviewer », et ainsi financer votre projet, même si vous n’avez aucune ressource financière au départ.
Pourquoi commencez-vous par produire des « documentaires à impact social » ?
R. C. : Les documentaires sont un bon point de départ parce que les coûts sont plus bas. Toute personne qui a une histoire à raconter peut participer. Vous pouvez soumettre votre film documentaire de cinq minutes, réalisé avec votre iPhone.
Envisagez-vous de développer aussi des fictions et des séries télévisées ?
R. C. : Notre objectif est de soutenir tous les types de médias. Nous travaillons sur la façon de structurer cela.
Je comprends votre souhait d’être « transparent », mais cela ne pose-t-il pas un risque pour un auteur, celui de se « faire piquer » son idée, si celle-ci est partagée avec toute une communauté ?
R. C. : À Zoetrope, quand je travaille avec mes collègues, nous lisons les projets des uns et des autres, pour bénéficier de leurs conseils. Decentralized Pictures part du même principe.
M. M. : Certes c’est plus public, mais en le soumettant sur la plateforme, votre projet est enregistré sur la blockchain. Cela crée une preuve, s’il y a un différend entre un auteur et un producteur, du moment exact où l’un ou l’autre était en possession de ce projet. L’autre avantage, c’est que vous n’êtes pas bloqué par le studio qui, comme cela se passe trop souvent, a acheté les droits de votre film et, pendant trois, cinq ou dix ans, vous empêche de faire quoi que ce soit avec, même si lui ne fait rien pour avancer de son côté. Nous encourageons cela dit toute personne qui soumet un projet à s’inscrire auprès du bureau américain du droit d’auteur, pour protéger sa propriété intellectuelle.
Comment est-ce que « ce qui est recueilli à partir du processus aide à façonner le développement de futurs films », comme vous l’indiquez ?
R. C. : Nos utilisateurs, pour s’inscrire, doivent passer par le processus « connaître votre client », qui les oblige à vérifier leur identité. C’est une règle certes controversée qui s’applique aux cryptomonnaies, mais cela a un avantage. Cette règle nous permet de recueillir des données sur d’où ils viennent, leur démographie particulière, leur sexe, leur âge. Toutes ces données peuvent ensuite aider le cinéaste à vendre son projet à un distributeur. Il peut dire : regardez, voici une communauté qui soutient mon projet, il peut même le décomposer par groupe démographique, ce qui est quelque chose qui intéresse souvent les acheteurs. Nous voulons que nos cinéastes soient en position de force, quand ils entrent dans des négociations. Avec ces données, ils peuvent dire : « voilà ce que je pèse, en termes d’audience ». Aussi, la communauté investit donc en tant que producteur sur ces films. Avec les bénéfices, l’argent investi retourne directement dans notre banque, pour être utilisé pour un autre projet. C’est verrouillé et c’est immuable, caritatif.
Vous insistez sur le « partage équitable des bénéfices » ?
M. M. : Hollywood est très opaque quand il s’agit de profits et de bénéfices, il y a toutes sortes de pratiques comptables étranges. Avec la blockchain, si je sollicite quelqu’un je peux lui dire : vous allez obtenir 0,01 % de mes revenus. C’est un contrat immuable et équitable. L’idée est d’utiliser la technologie blockchain dans chaque élément de la réalisation de films. Nous invitons aussi d’autres développeurs, qui partagent les mêmes idées, à contribuer au projet avant que d’autres applications soient sur la blockchain. Que celle-ci devienne un hub.
Pouvez-vous me donner quelques éléments de repère : équipe, budget, nombre d’adhérents ?
R. C. : Notre budget global pour les premières quatre années de développement est de trois millions et demi. Bien que nous ayons des dons de philanthropie, la majorité des ressources que nous obtenons viennent des jetons cryptographiques que l’on s’échange sur la plateforme. Nous voulons garder autant que possible nos ressources disponibles pour soutenir des projets de films. L’équipe d’origine est constituée de Mike Musante, ancien avocat, Leo Matchett, ingénieur spécialisé dans les cryptos, et moi-même. Il y a environ 250 000 utilisateurs actifs qui ont rejoint la plateforme et nous initions aussi des partenariats avec plus de 50 écoles de cinéma aux États-Unis et dans le monde entier.
*American Zoetrope : Il s'agit de la société de production créée en 1969 par Francis Ford Coppola et George Lucas. La structure a produit ou coproduit l'ensemble des films de la famille Coppola (Francis et ses enfants Roman et Sofia), mais aussi les premiers films de George Lucas, ou ceux de cinéastes comme Tim Burton.
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