« Le problème majeur, c’est qu’elle est répugnante… » : cette photographe répond à ses trolls avec brio

Body shaming : Haley Morris-Cafiero, la photographe qui a réussi à troller ses trolls

© Haley Morris-Cafiero

Avec sa série de photos The Bully Pulpit, la photographe américaine Haley Morris-Cafiero a trouvé une manière brillante de faire face aux insultes de ses cyber-harceleurs. Rencontre.

En 2013, Haley Morris-Cafiero fait le buzz avec sa série de photos The Weight Watchers. Pensée comme une expérience sociale, elle y documente le regard des passants sur son physique et son poids. Mais très vite, trolls et « body shamers » se déchaînent.

Des commentaires haineux, la photographe en récolte plus de 4 000 en ligne. Elle ne s'en offusque pas. Plus tard, elle décidera de les porter en bannière et de se grimer en ses détracteurs, une idée qui donnera naissance à un autre projet photographique.

Découvrez The Bully Pulpit, un monde où les anonymes qui insultent peuvent enfin se regarder dans le miroir.  

© Haley Morris-Cafiero, Steam, The Bully Pulpit (2018)

Cela fait près de dix ans que vous travaillez sur les sujets du harcèlement et du body shaming. Avez-vous le sentiment que votre travail photographique a été cathartique ?

Haley Morris-Cafiero : J’ai eu l’occasion de me poser la question dernièrement en discutant avec des étudiants en art-thérapie. Et j’ai envie de répondre… non. Car un processus cathartique implique que les commentaires négatifs que j’ai reçus m’aient heurtée, or, aucun d’entre eux n’a eu de réel impact sur moi, qu’il s’agisse du tout premier que j’ai reçu ou de celui de la semaine dernière. Pourtant, quelqu’un est allé jusqu’à lancer une pétition Change.org pour me faire arrêter mon projet The Weight Watchers… On me demande souvent pourquoi je me concentre sur les commentaires haineux plutôt que sur les commentaires positifs. Eh bien, je pense que c’est parce que je trouve ça drôle, dans un sens, que ces gens perdent à ce point leur temps à essayer de me changer. 

Je mange sainement, je ne suis pas diabétique, je n’ai pas de risques de maladies cardio-vasculaires ; bref, je ne suis pas du tout ce que les gens pensent que je suis.  

Vous avez toujours eu cette posture de détachement ?

H. M-C : Oh ! non. Vous savez…, j’ai été victime de harcèlement quand j’étais plus jeune, mais pas à cause de mon poids. Je voulais être mince, avoir la peau sur les os, j’avais des troubles du comportement alimentaire, bref, la totale… Ce n’était pas l’idée de ressembler à quelqu’un d’autre qui m’intéressait, mais de voir l’infrastructure que constituaient mes os. J’avais 18 ans, et mon but était de pouvoir m’allonger sur ma cuisse et de mettre mon poing dans la zone creuse à côté de l’os de ma hanche. Je ne sais pas pourquoi j’avais cette obsession. Je faisais beaucoup trop de sport et j’étais tout le temps fatiguée. Un jour, je me suis réveillée et je me suis dit : c’est fini, j’arrête. Mon corps fera ce qu’il fera. J’ai arrêté l’excès de sport, j’ai pris 20 kilos en quelques semaines. C’est resté. J’ai bien essayé de faire des régimes, mais j’ai aussi arrêté. Il y a un peu plus d’un an, j’ai déménagé des États-Unis, où je faisais tout en voiture, à Belfast au Royaume-Uni, où je marche beaucoup plus. Je ne me pèse presque jamais, mais j’ai perdu trois tailles de vêtement. Je mange sainement, je ne suis pas diabétique, je n’ai pas de risques de maladies cardio-vasculaires ; bref, je ne suis pas du tout ce que les gens pensent que je suis.  

© Haley Morris-Cafiero, Fear of Lions, The Bully Pulpit (2018)

Comment vous est venue l’idée de transformer ces commentaires haineux en un nouveau projet de photographie ?  

H. M-C :  Le premier commentaire que j’ai reçu remonte à 2013, lorsque ma série The Weight Watchers a été publiée sur le Huffington Post. À l’époque, j’avais déjà commencé à collecter des commentaires, des captures d’écran, des e-mails, mais je ne savais pas encore ce que je voulais en faire. J’ai passé deux ans à explorer des façons de donner vie à la suite de mon projet. Un jour, un photographe m’a envoyé un e-mail malveillant depuis sa boîte professionnelle. Il y avait tout, son nom, son adresse…, je n’avais même pas besoin de le googler pour savoir qui il était. Je me suis questionnée. Est-ce que je devrais interagir avec lui ? Est-ce que je devrais faire un projet dans l’espace public ? Est-ce que je ne devrais pas réaliser un shooting dans son espace à lui, façon cinéma de guérilla ? J’ai cherché ce qui était légal et illégal, jusqu’à tomber sur la définition du mot harcèlement…, et je me suis dit que cela ne me ressemblait pas. Je voulais que ma réponse soit plus fine, plus malicieuse. 

Avec The Weight Watchers, je suis devenue un symbole pour les gens qui ne ressemblent pas aux idéaux féminins véhiculés par la société.

Alors vous avez décidé de vous grimer à l’effigie de vos trolls…

H. M-C : J’ai pris du recul, notamment sur ce qu’était Internet. J’ai pensé à l’époque médiévale, quand on accrochait le portrait des gens dans la rue pour les humilier après qu’ils avaient fauté. Aux États-Unis, on a aussi ce magazine appelé Just Mugshots, un journal qui répertorie le visage et le nom de personnes accusées de crimes. J’ai beaucoup pensé à cette idée d’humiliation publique et à ce constat ahurissant qu’une image ne peut jamais être supprimée d’Internet. Alors j’ai pensé qu’en répondant photographiquement, ceux et celles qui m’ont harcelée ne pourraient pas le faire non plus. J’avais beaucoup aimé l’aspect performance de The Weight Watchers, mais je regrettais le fait de ne pas avoir pu dire quelque chose à propos des personnes que je montre sur mes photos. C’est comme ça que l’idée a germé pour The Bully Pulpit. J’avais une liste de plusieurs milliers de profils que j’ai finalement réduite à 60 noms. J’ai choisi des hommes et des femmes, de 30 à 70 ans et de toutes cultures. Je me suis mise en scène comme eux, en fonction de ce que je voyais de leurs profils. J’ai créé chacun de mes personnages comme un petit film, comme si j’étais une investigatrice. Quelle taille de chaussures choisir ? Où puis-je trouver ce t-shirt Suicide Squad? Quelle est sa taille ? Où puis-je trouver les mêmes bijoux ? J’ai passé beaucoup de temps à recréer leurs profils. 

© Haley Morris-Cafiero, Protect and Serve, The Bully Pulpit (2018)

Ce n'était pas inquiétant de vous mettre en scène une nouvelle fois ?

H. M-C :  Non, je crois même que c’est plus sécurisant. Avec The Weight Watchers, je suis devenue un symbole pour les gens qui ne ressemblent pas aux idéaux féminins véhiculés par la société. Avec The Bully Pulpit, je suis devenue ceux et celles qui ont pu, un jour, se faire harceler en ligne ou en personne. 

En France, il existe une proposition de loi, Avia, qui vise à lutter contre les contenus haineux en ligne. Êtes-vous favorable à ce genre de texte ?

H. M-C :  Oui, je pense que c’est important. Aujourd’hui, je suis sur 4chan, Reddit, 8chan (un forum en ligne considéré comme extrême et controversé, ndlr), tous ces réseaux un peu obscurs que je comprends beaucoup mieux depuis 2013. Du moment que c’est gérable, alors oui, je suis pour. Je sais que des personnes de tous âges peuvent être harcelées, mais cela peut être particulièrement paralysant pour de jeunes gens. S’ils ignorent ces commentaires, alors tout va « à peu près » bien, mais si cela les pousse à se faire du mal, alors oui, il faut que quelque chose soit fait. 

Avez-vous reçu des réponses de la part de certains de vos trolls ?

H. M-C :  Non, et, honnêtement, je ne sais pas si j’aimerais en recevoir, même si je trouve géniale l’idée que certaines personnes puissent s’identifier. S’ils me contactaient, je ne saurais même pas quoi leur répondre, ou peut-être : « Et alors ? Je n’ai techniquement pas à enlever cette image ! ».

Et du public en général ?

H. M-C :  C’est intéressant de voir ce que les gens disent quand ils se confrontent à mes images et aux commentaires. Certains se demandent ce qu’il y a de mal à dire ce genre de choses. Une jeune fille parlait du projet à son amie à côté de moi, et j’imagine qu’elle ne m’avait pas reconnue. Elle disait : « Eh ben ouais, normal, elle est dégueulasse… » . Mais j’avoue que je m’intéresse davantage aux personnes qui se sentent mieux ou s’assument davantage grâce à mes photos. 

Le harcèlement existe dans la vraie vie, mais sur Internet, il ne disparaît jamais. Pour les victimes, c’est constamment là, sur une fenêtre de chat ou un groupe WhatsApp, ça ne s’en va jamais.

Vous avez donné des cours au sujet du body positivism et du harcèlement. Vous le faites toujours ?

H. M-C :  Oui, j’ai travaillé avec des organismes qui interviennent auprès de jeunes filles à risques sur le sujet du harcèlement. Le but était de les sensibiliser au fait qu’elles peuvent aussi bien être victimes que coupables. Comment gérer le conflit de manière constructive, c’était le cœur du sujet. J’aimerais continuer à le faire, présenter mon travail durant des conférences et dans des workshops, et pas seulement dans des galeries. 

© Haley Morris-Cafiero, Whale Watching, The Bully Pulpit (2018)

Pour vous, qu’est-ce qui caractérise le harcèlement en ligne ?

H. M-C : Les réseaux sociaux sont devenus des armes pour se donner une importance ou pour rabaisser les autres. Alors que leur profil est lié aux commentaires qu’ils postent, les gens semblent penser que personne ne pourra jamais les mettre devant le fait accompli. Personnellement, je ne me suis jamais sentie en insécurité. Personne ne m’a jamais insultée en face. Bien sûr, le harcèlement existe dans la vraie vie, mais sur Internet, il ne disparaît jamais. Pour les victimes, c’est constamment là, sur une fenêtre de chat ou un groupe WhatsApp, ça ne s’en va jamais.


Cette interview est parue dans le numéro 22 du magazine de L'ADN : « Comment tu me parles ? » - À commander ici !

Margaux Dussert

Diplômée en marketing et publicité à l’ISCOM après une Hypokhâgne, Margaux Dussert a rejoint L’ADN en 2017. Elle est en charge des sujets liés à la culture et la créativité.
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