La pièce La Grande Suite vous propose de vivre votre mort. Une expérience immersive, qui mélange les questions existentielles et celle de l’immortalité numérique.
En passant l’arme à gauche, vous pensez être définitivement libéré des démarches interminables sur Ameli, de la réactualisation de votre taux de prélèvement à la source ou des sueurs froides provoquées par Parcours Sup’ ? Dans La Grande Suite, pièce de théâtre immersive, mise en scène par Eva Carmen Jarriau, l’au-delà commence par un passage par le CEPM n°7 : le Centre d’Évaluation Post-Mortem, un service public fictif qui accueille les personnes qui viennent juste de décéder.
Que vous espériez le néant, le paradis ou même l’enfer, impossible d’échapper à cette étape censée vous faire accepter votre propre mort avant le départ vers l’inconnu, la fameuse Grande Suite. La pièce a été donnée les 23 et le 24 février 2023 au Cube de Garges-lès-Gonesse, le nouveau pôle d’innovation culturelle et numérique de la ville du Val d’Oise. Récit de cette grande Traversée.
La Grande Suite : une expérience collective augmentée
Qui dit service public dit… salle d’attente. Et c’est donc en salle d’attente que commence La Grande Suite. Les spectateurs ne se savent pas encore néodécédés qu’ils sont déjà entourés de revues scientifiques sur la mort ou de romans. Puis ils sont invités à remplir sur tablettes leur FIRM ou Formulaire Individuel de Recensement Mortem. En plus des informations classiques, le défunt indique les trois personnes qui comptaient le plus dans sa vie, son cauchemar récurrent ou ce qu’il pense trouver après la mort. Un algorithme développé spécialement se chargera de rassembler les profils similaires. « Ces outils-là m’intéressent pour faire du théâtre quelque chose d’encore plus grand, j’ai eu envie de créer une expérience collective augmentée », explique la metteuse en scène Eva Carmen Jarriau.
Testament sur tablette
Après la salle d’attente, direction la salle d'Introspection Renforcée (IR) dans laquelle les spectateurs sont invités à écrire ce qu’ils ont appris de la vie. Dans ce long couloir, les spectateurs rédigent consciencieusement leurs pensées dans un silence de plomb. « Nous avons voulu leur offrir un moment pour qu’ils puissent réfléchir à des questions qu’on ne veut pas se poser », insiste Eva Carmen Jarriau.
D’autres expériences suivront en rapport avec les regrets familiaux ou ceux vécus dans la sphère sociale. Et ce qui se confie là pourra finir sur scène. Les comédiens proposeront à l’un des voyageurs de rejouer une scène de racisme dont il a été le témoin de son vivant dans le RER et dans laquelle il regrette de ne pas être intervenu. Cette fois, grâce aux fonctionnaires de la CEPM, le spectateur va se libérer de sa culpabilité en faisant ce qu’il aurait aimé être capable de faire. Lors de la grande cérémonie de fin, c’est l’hommage aux personnes aimées : certains messages sont lus par les comédiens qui ont eu accès aux données du FIRM – le message d'une épouse à son mari ou d'un maître à son chien…
Dans l'au-delà, l'administration s'avère un peu chamane
« On dit que nous sommes des sages-femmes de la mort » indique la metteuse en scène en faisant référence aux death doulas qui accompagnent les individus à préparer leur mort ou celle d’un proche. C’est vrai, quoi de mieux que les murs froids et les procédures absurdes d’une administration pour désacraliser ce tabou ultime ? Pourtant, Eva Carmen Jarriau l’assure, pas question de faire croire à l’immortalité : « Notre démarche s’inscrit à l’encontre de la pensée transhumaniste. Nous défendons l’idée que c’est bien de mourir ! Cette expérience existe car nous voulons faire comprendre aux gens que mourir n’est pas forcément une expérience solitaire comme c’est souvent perçu en Occident. »
Tout au long de la pièce, difficile de ne pas penser aux nouvelles spiritualités dont parle Marc Bonomelli dans son ouvrage Les nouvelles routes du soi (Ed. Arkhé, 2022). Car l’expérience au sein du CEPM ressemble à un rite néochamaniste grandeur nature. On jette une fleur au sol pour symboliser l’abandon de sa vie terrestre, on participe à un exercice de méditation collectif, on rejoue les rêves les plus importants de son existence… Le service public fictif prend même parfois des airs de start-up New Age. « On s’amuse beaucoup à créer ces moments-là un peu ridicules de team building. Cela nous a beaucoup inspirés, c’est un ressort comique qui aide à apaiser le sujet tabou que l’on présente. On cherche le décalage pour ne jamais heurter le spectateur », rappelle-t-elle.
Immortalité numérique ou droit à l’oubli : le choix du grand départ
Une autre mort est au programme de La Grande Suite puisqu’il est aussi question de mort numérique. Lors de sa « traversée », le spectateur néodécédé peut choisir entre l’immortalité numérique ou le droit à l’oubli. En un clic seulement, il a le pouvoir d’effacer l’ensemble des données qui le concerne. « C’est une chose de prévoir en tant que vivant son testament numérique mais, sur le momen,t le vertige est plus fort quand il faut dans un temps de réflexion très court décider si l’on souhaite faire disparaître à tout jamais son profil Facebook, son compte Instagram, ses photos. On peut vite se sentir submergé », souligne Eva Carmen Jarriau.
La Grande Suite ne prétend pas livrer le secret de l’au-delà. Mais c’est une expérience introspective, collective et théâtrale pour réfléchir à sa propre existence, envisager plus sereinement l’après. Et la pièce nous permet de le faire avec humour. À la question : « Qu’y a-t-il après la mort ? », la majorité des participants a répondu : « le néant». Mais sans révéler la fin de la pièce, quelque chose nous dit qu'ils se sont peut-être trompés…
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