L’artiste Nastja Säde Rönkkö a vécu 6 mois sans Internet. Le bilan ? Une amélioration de sa santé mentale et une réelle accoutumance à la déconnexion.
Réapprendre à vivre sans écrans, sans scroller, sans liker, sans swiper. Réussir à s’orienter, à communiquer en dehors des applis, à s’ennuyer sans mèmes, ni vidéos de chats. Tout le monde en rêve, mais personne n’y parvient réellement, en tout cas jamais pour longtemps. À Londres, l’artiste finlandaise Nastja Säde Rönkkö a fait le test au travers d’une performance artistique, aujourd’hui documentée aux Somerset House Studios. Une expérience de déconnexion qui jouera un rôle sur sa santé mentale avant de devenir plus politique. Et tout commence par un message automatique d’absence.
© Nastja Säde Rönkkö, Magda Fabianczyk
« Merci pour votre e-mail. Pendant 6 mois, à partir d’octobre 2018 jusqu’à fin mars 2019, je vivrai, travaillerai et existerai sans Internet. Tout, de mes communications professionnelles et personnelles à ma vie sociale et amoureuse, en passant par mes voyages, se fera hors ligne. »
6 mois d’abstinence numérique
Pour les besoins du projet, un lieu lui était dédié à l’intérieur du musée, car troquer son smartphone – symbole d’ubiquité et de viralité – contre des échanges épistolaires n’aurait pu se faire sans un semblant d’intimité. « Les gens pouvaient me joindre par lettre, par téléphone ou en venant me voir au studio, raconte la jeune femme. En l’espace de 6 mois, j’ai reçu une centaine de lettres du monde entier, dont beaucoup venaient de parfaits étrangers. »
Habituée à explorer les thèmes de la solitude et du numérique, Nastja multiplie aussi les performances en trio avec l’acteur Shia LaBeouf et l’artiste Luke Turner depuis 2014. Elle y expérimente de nouvelles relations aux autres, plus sincères et à rebours de nos échanges instantanés. Lorsqu’on lui demande pourquoi elle a voulu déserter la toile, l’artiste répond par une autre question. « Pourquoi faudrait-il que nous abandonnions gratuitement notre vie privée et nos amitiés pour cette folie ? »
© Tim Bowditch – Somerset House Studios
Pourtant loin de se couper du monde moderne, elle a choisi de rester en ville pour expérimenter la vie hors ligne, l’anonymat et les échanges fortuits. « Certains échanges étaient ponctuels, d’autres ont duré 6 mois. Il y a quelque chose de particulier dans le fait d’écrire, c’est plus intime, tu fais un effort parce que tu n’as pas envie d’écrire quelque chose d’inintéressant, explique l’artiste. Pas comme avec un portable où tu peux envoyer tout et n’importe quoi, à n’importe quel moment. Les gens s’ouvraient davantage, c’était comme tenir un journal ou avoir un correspondant. »
Parmi les thèmes abordés dans ces échanges : le besoin de déconnecter ou de retrouver le goût du temps long. « Beaucoup m’ont parlé du plaisir qu’ils avaient à écrire et déploraient ne jamais le faire, des réseaux sociaux aussi qui vampirisent leur temps d’attention. Je pense que c’était un besoin pour eux, de revenir à un medium plus désuet. »
« Je parlais peu, mais j’écoutais »
Un programme de séminaires, autre moyen d’engager la discussion, invitait aussi le public à débattre autour de son rapport aux technologies. Internet féministe, biais racistes des algorithmes, impact environnemental du numérique, inégalité en matière d’accès à Internet, histoire des réseaux sociaux, vie privée et collecte des données… les grandes inquiétudes qui pèsent sur le secteur ont pu donner lieu à divers échanges vivants.
© Nastja Säde Rönkkö, Magda Fabianczyk
« Cela m’a permis d’apprendre énormément de choses, je parlais peu, mais j’écoutais », poursuit celle qui cherche encore à comprendre l’ampleur de notre « addiction » au numérique. En 2016, une étude révélait que nous touchons notre téléphone environ 2 617 fois par jour. Parmi les applications les plus utilisées, Facebook, bien-sûr, mais aussi Instagram, Messenger et WhatsApp. « 20 ans d’Internet, ce n’est rien comparé à l’Histoire de l’humanité. Pourtant, tout a changé. Notre rapport au dialogue, au partage, aux émotions, au sommeil… Comment en sommes-nous arrivés là ? »
Sensible à ce qu’elle appelle la « face cachée » d’Internet et à l’exploitation abusive de nos données, Nastja affirme avoir repris le contrôle de sa vie en se déconnectant. « Avant Internet, les techniques de profilage utilisées par les marques semblaient inoffensives, poursuit l’artiste. Aujourd’hui, des géants comme Facebook et Google influencent jusqu’aux gouvernements. En quittant tout ça, j’ai moi aussi eu le sentiment d’avoir du pouvoir. J’ai trouvé puissant de couper l’accès à mes informations personnelles. »
« J’étais en paix, je n’avais plus besoin de combler le vide »
© Nastja Säde Rönkkö, Magda Fabianczyk
Les bienfaits de la déconnexion ont été nombreux, affirme l’artiste, même si la dépendance a la vie dure. « J’ai mis du temps à m’y faire. Je n’arrêtais pas de tendre le bras pour chercher mon portable. Ce n’est qu’au bout d’un mois que j’ai réellement saisi la différence. J’étais en paix, je n’avais plus besoin de combler le vide avec quelque chose d’autre. C’est comme si le monde avait ralenti. » Peu à peu, le goût de l’ennui revient lui aussi. « Là où j’aurais pu stresser en ayant une heure à tuer, je suis devenue plus créative dans l’usage de mon temps. J’ai énormément lu. C’était d’ailleurs plus facile puisque je n’avais aucune distraction. »
Et après 6 mois ? Que se passe-t-il quand on relance la machine après l’avoir boudée si longtemps ?
« On se sent très triste, répond Nastja, on est accablé par les mails qui s’amoncèlent et auxquels on doit désormais répondre immédiatement. Heureusement, j’ai attendu un mois avant de revenir sur les réseaux sociaux [Comme quoi, on peut aussi devenir accro à une forme de plénitude déconnectée]. J’ai gardé contact avec quelques personnes qui m’ont écrit durant cette période. Certaines continuent de le faire d’ailleurs, mais je ne sais plus trop si je dois continuer à leur répondre… »
Participer à la conversation