JoeyStarr et Kool Shen alertaient sur le danger de laisser sa progéniture sans surveillance dans la rue. Vingt ans après, la violence aurait-t-elle migrée ? Est-ce dans les portables de nos juniors qu’on doit désormais la craindre ?
1998, Suprême NTM chaloupait un rap étonnamment doux : « Laisse pas traîner ton fils, si tu ne veux pas qu'il glisse, qu'il te ramène du vice, laisse pas traîner ton fils, si tu veux pas qu'il glisse. »
Aujourd'hui, impossible pour les parents de passer à côté du phénomène. Dans les cours de récré, les billes ont laissé place aux applis. Faut-il laisser « swipper » son fils ?
Selon l’étude Junior Connect’ 2018 menée par Ipsos, 84 % des 13-19 ans et 24 % des 7-12 possèdent un téléphone portable, et l’utilisent au moins deux heures par jour. Trois réseaux caracolent en tête : Snapchat, YouTube et Instagram. En marge, Tik Tok, Triller, Askip, Yubo et même Messenger Kids de Facebook...
Une déferlante d’applications a débarqué dans les smartphones de vos kids, sans que vous ne sachiez exactement à quoi elles ressemblent ou ce que l’on y fait.
Alors, comment accompagner junior ?
Mauvaises fréquentations
La violence semble avoir glissé de la rue aux nouveaux territoires virtuels. Selon une étude, 74 % des parents d’enfants âgés de 6 à 12 ans sont soucieux des contacts que leur progéniture peuvent avoir en ligne avec des étrangers. Néanmoins, aucun chiffre n’est disponible sur le pourcentage de mineurs ayant été confrontés aux mauvaises rencontres.
En 2018, une enquête menée par le Post a mis le doigt sur de très graves failles de sécurité dans l’application de playback Tik Tok. L’application dépasse largement Facebook avec 600 millions d’utilisateurs dans le monde (dont 2,5 en France). Elle est destinée aux ados de plus de 16 ans qui s’y filment en train de réaliser des chorégraphies, des danses de mains (ou de pieds) ou de changer de look dix fois dans la même vidéo.
Les fonctionnalités ont été étudiées pour plaire aux millennials : les likes comme sur Insta et Facebook, les messages comme sur Messenger et les filtres pour améliorer son image comme sur Snapchat. D'où son succès.
Mickey Club et pédopornographie
Oui mais voilà, derrière l’image positive de ce nouveau Mickey Club mondial, ces applis cachent des dérives. Une enquête menée par le South China Morning Post en 2018, révèle la facilité avec laquelle il est possible d'enfreindre la limite d'âge.
Malgré la limite fixée à 16 ans, une centaine d’élèves d’école primaire de Hong Kong a été identifiéee. 40 d'entre eux avaient entre 10 et 12 ans.
Une dérive qu’on constate dès l’inscription. On peut enregistrer son profil sur l’application en indiquant avoir 13 ans sans qu’aucune autorisation parentale ne soit exigée. Or, cette autorisation devrait être obligatoire depuis la mise en place du RGPD (Règlement général sur la protection des données).
Pédopornographie
Plus inquiétant, les enquêteurs ont identifié des adultes utilisant la plateforme pour entrer en relation avec de très jeunes filles. Via la messagerie, ils réclamaient des photos de nu à des gamines de moins de dix ans.
Curieux de comprendre si les accusations étaient fondées, en novembre 2018, le Youtubeur français Lilian, alias Le Roi des rats, s’est fait passer pour une adolescente de 13 ans sur Tik Tok. Des hommes l’ont contacté via Kik, une application qui permet d’appeler sans être tracé. « Une partie des messages demandait des échanges de photos normales. L’autre partie réclamait clairement du contenu pédopornographique », témoigne le vidéaste au Parisien.
Face à ces graves accusations, Tik Tok assure que « tout est sous contrôle » et que les utilisateurs ont la possibilité de mettre leur compte en privé pour éviter ce type de dérives. On n’en saura pas tellement plus car contrairement à Facebook ou Youtube qui ont des bureaux en France et en Europe, le siège de Tik Tok est en Asie. Difficile donc d’obtenir des informations et de faire pression.
« Précocité mondialisée »
Outre les accusations de pédopornographie, les reproches faits à Tik Tok concernent l’incitation pour les - très - jeunes filles, des mini-miss en quête de likes, de se mettre en scène dans des attitudes suggestives jusqu’à, parfois, simuler des actes sexuels. Une tendance synthétisée par l’expression de « précocité mondialisée » lancée par Sonia Devillers dans L’Édito M sur France Inter le 6 novembre 2018.
Dans sa chronique, la journaliste raconte ce qu’elle a vu sur l’appli : « Glaçant. Plongée dans l’esthétique corporelle d’une jeunesse totalement clonée : toutes, les cheveux longs ; toutes, la poitrine très rehaussée ; toutes, le t-shirt coupé sous les seins ; toutes, le ventre ultra-plat, nombril dénudé ; toutes, les fesses rebondies ; toutes, quasi le même visage à la fois lisse et mutin. Elle concluait : c’est complètement flippant. »
Santé mentale en danger
À l’occasion du déploiement de Messenger Kids, Shirley Wang, professeur adjointe à l’université de Queen Mary à Londres a publié un article sur Medium en octobre 2018.
Cette application de messagerie destinée aux jeunes de moins de 13 ans doit être installée et configurée par un adulte qui choisit, au préalable, les contacts avec qui l’enfant pourra communiquer.
L’adulte a un droit de regard permanent depuis son propre smartphone. Facebook a présenté ce lancement comme une avancée, en rappelant avoir fait appel à des centaines d’avis de parents, d’associations et d’experts pour proposer la plus « sûre » des solutions.
La plus sûre des solutions ? Shirley Wang n’est pas de cet avis et cite les résultats de plusieurs recherches sur le sujet. Celle du Journal of Early Adolescence montre que les jeunes filles de 10 à 12 ans utilisant les réseaux ont plus de chance d’idéaliser la minceur, d’être préoccupées par leur apparence physique et de faire un régime.
Le travail du professeur émérite de l'université Carnegie-Mellon à Pittsburgh et du scientifique Robert Kraut montre que l’utilisation des réseaux détériore la qualité des relations humaines.
La CCFC (Campaign for a Commercial-Free Childhood), une association réunissant des professionnels de santé, des éducateurs et des parents, affirme même dans une lettre ouverte à Facebook que le cerveau des préados ne peut tout simplement pas « composer avec la complexité d’une relation en ligne » .
Et maintenant ?
Du côté des réseaux, chacun y va de son « guide de bonne utilisation ». Facebook, Instagram, Tik Tok, Yubo... Mouais. On reste sceptique, et de fait, on ne peut pas dire que leur mise en ligne ait réglé le problème.
Quelques programmes de sensibilisation à l’école existent, comme Childnet au Royaume-Uni. En France, les Promeneurs du Net assurent une permanence sur les réseaux sociaux pour conseiller et orienter les jeunes depuis les applis qu’ils utilisent.
Plus radicales, des applications de contrôle parental comme Family Link, Qustodio ou Xooloo Parents proposent d’espionner la navigation des gamins. Mais souhaite-t-on vraiment moucharder nos fils si on ne veut pas qu’ils glissent ? À l'évidence, le chantier de la « rue virtuelle » de nos ados ne fait que commencer.
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