Face à l'invisibilisation des articles journalistiques sur les plateformes sociales comme X ou Facebook, les social media managers doivent réinventer la roue pour faire face à cette nouvelle donne.
Il y a quelque chose de pourri au royaume des algos, et les social media managers sont aux premières loges de la catastrophe. Depuis le mois de juin 2023, plusieurs médias ont vu leur trafic issu de Facebook chuter drastiquement, surtout sur les liens externes menant vers les articles écrits. Si Meta a toujours plus ou moins pénalisé ce type de partage, il semblerait que la plateforme soit passée à l’étape supérieure. Les médias américains font ainsi état d'une baisse allant jusqu'à 50 % de leur trafic. Du côté de X/Twitter, même son de cloche. La plateforme – reprise en main par l’insupportable Elon Musk – a publié les règles de son algorithme et dévoilé que les liens externes étaient traités comme du spam à moins que ces derniers ne génèrent de l’engagement. En état de guerre les unes contre les autres, les plateformes semblent privilégier le contenu interne généré par les créateurs de contenu et la vidéo. Certains médias comme Buzzfeed ont vu leur trafic reculer de 70 %. On a demandé à différents social media managers comment ces changements avaient impacté les audiences ainsi que leur travail et leur rapport aux réseaux. Entre fatigue et prise de conscience de leur importance, voici ce que nous avons appris.
Le journalisme écrit ne fait plus recette sur les réseaux
Qui dit invisibilisation des liens externes, dit forcément difficulté de mettre en avant des articles hébergés sur les sites de presse. Ce constat est partagé par l’ensemble de la profession. « Jusqu’en 2018, Facebook était un bon contributeur au trafic sur site, explique Julien Apack, responsable marketing du site Les jours. Ça n’était pas aussi bien que Twitter, mais on arrivait à recruter avec cette plateforme. Aujourd'hui, c’est devenu désert. On pourrait arrêter de l’alimenter, ça ne changerait rien. » Même son de cloche chez Méline, social media manager chez Konbini. « On a une invisibilisation de l'écrit sur les plateformes sociales et on est en pleine réflexion sur comment retrouver du trafic. Le plus compliqué c'est de s'adapter aux règles d'une plateforme. On essaye de s'en détacher, mais c'est difficile, car c'est notre première source de diffusion. » Pour Vincent (le prénom a été modifié), community manager dans un média spécialisé de tech, la faute revient aussi à une nouvelle mise en concurrence des contenus. « Meta a partagé la manière dont l'intelligence artificielle prend de plus en plus de place dans les recommandations, explique-t-il. Chaque contenu est mis en concurrence avec 500 autres, cela signifie que les utilisateurs perdent le contrôle de leur timeline. Ils reçoivent un maximum de contenus nouveaux sans forcément que leur abonnement soit pris en compte. » À la manière d'un TikTok qui mélange à la fois du contenu nouveau et du contenu venant des abonnements, Facebook a ainsi rendu son fil d'actualité bien plus hasardeux.
Il faut une stratégie d'audience sur le long terme
Jonas*, chef d'une équipe d'une dizaine de CM et de vidéastes pour un grand média est sans doute le moins pessimiste de toutes les personnes interrogées. Il faut dire que son média qui touche des millions de lecteurs chaque jour a mis les moyens pour ne pas mettre ses œufs dans le même panier. « Quand on a vu que les vidéos de Brut et de Konbini marchaient bien, on s'est investi sur ce format afin de le pousser sur Snapchat, Facebook, YouTube et maintenant TikTok, raconte-t-il. Notre stratégie, c'est d'aller là où les gens sont et d'adapter nos formats à chaque plateforme. » Lui-même reconnaît que l'écrit n'a plus vraiment la cote sur les réseaux, mais il relativise. « Les gens sont dans une telle sollicitation de flux d'informations qu'ils n'ont plus la force mentale de lire un texte. Un jeune de 18 ans je ne sais pas s'il va s'embêter à lire 15 000 signes quand il a une vidéo super sympa et bien rythmée qui va bien lui expliquer les choses. » Pour maintenir un certain flux sur Facebook, il explique être arrivé à une stratégie d’équilibre. « Il faut comprendre la logique des réseaux sociaux qui veulent retenir leurs utilisateurs au maximum. On a donc étudié le pourcentage de lien d’image et de vidéo que l’on doit fournir à la plateforme pour obtenir un taux de clic intéressant, indique-t-il. En général, on doit donner 15 % de vidéos directement postées sur le réseau social, contre 85 % de liens externes. En donnant à la plateforme ce qu’elle veut, tu peux espérer un trafic plus élevé. » Le trafic de son site venant de Facebook ne représente que 5 à 15 % de la totalité. Aujourd'hui, le gros de l'audience vient de Discover, le flux d'actualité de Google qui assure « des millions de visites ». Beaucoup d'autres médias l'ont constaté et font reposer leur stratégie sur ce service qu'ils courtisent de la même manière qu'Apple News il y a quelques années. Enfin, Julien Apak estime qu'il est possible pour un média reposant sur les abonnements comme Les Jours, de viser des plateformes alternatives. « Depuis le début nous sommes sur Mastodon, explique-t-il. Nous sommes suivis par 11 000 personnes et c'est une communauté active très intéressée par les médias de qualité. Elle compense les pertes que nous avons sur les autres plateformes. »
Les vidéos, ça marche, mais c’est toujours compliqué
Depuis 2020 et l'explosion de TikTok, la vidéo courte a clairement pris le pas sur les autres formats. C'est du moins le constat de Méline qui explique avoir de plus en plus de mal à suivre les règles changeantes. « Les plateformes nous recommandent des choses différentes, il faut du contenu plus court notamment sur Meta qui veut accélérer le rythme du scroll alors qu'il appréciait les formats longs auparavant. De son côté, YouTube nous incite à faire du contenu bien plus long et à le mettre en avant avec des extraits pour sa rubrique Short. On a de bons taux de complétion (une mesure qui permet de savoir combien de viewers sont allés au bout de la vidéo) sur la plateforme, notamment avec notre format Small Talk qui est un podcast filmé d'une heure. » Vincent, qui vient d'un média web ayant privilégié l'écrit est plus amer. « On doit dépenser de l'argent pour faire de la vidéo et comme tout le monde peut le faire, on est sur une saturation de contenu. Ça signifie qu'il faut à nouveau payer de la sponsorisation pour rendre le contenu visible. Quoi qu'il arrive, on se fait traire. » Pour les CM en charge de contenus de marques, là aussi les choses sont compliquées. « Nous sommes en forte concurrence avec les créateurs de contenus, explique Hugo Cornet, un CM qui travaille pour le studio en charge des contenus de marques chez Konbini. Ce sont eux qui créent l'engouement chez les 18/35 ans. C'est de plus en plus complexe pour une marque de communiquer auprès des internautes et de faire grossir une communauté. Les likes et les commentaires venaient bien plus facilement auparavant. » Lui aussi estime que les réseaux sont devenus un gouffre financier quand il s’agit de pousser du contenu. « Même avec les reels d’Instagram c'est très compliqué d'émerger, poursuit-il. L'algorithme ne me pousse plus les contenus auxquels je suis abonné. On se dit qu'on est dans l'agilité, le « test and learn », mais au fond on se demande surtout quel investissement on doit mettre sur quelle plateforme pour que le contenu puisse atteindre les gens. Produire les contenus TikTok est aussi chronophage et le ratio temps/argent investi est au cœur de notre métier. »
Les réseaux sociaux sont moins cool qu'avant
Face à l’ampleur des changements, beaucoup de community managers remettent en question leur travail. « J’ai commencé il y a 13 ans et tout était à faire, explique Vincent. On s’inspirait de ce qui se passait aux USA, la veille était plus simple et il régnait une ambiance différente, plus sympathique sur les réseaux. Aujourd’hui je me demande si les plateformes sociales sont aussi bien qu’on le dit. À titre personnel, j’ai de moins en moins envie d’être dessus et d’alimenter cette machine qui ne valorise plus l’intelligence. » Cette confrontation au contenu idiot et fortement générateur de clics est d’ailleurs une constante dans le milieu, notamment chez les anciens du métier comme Juliane Clamens, ex-social média manager chez Radio France et chargée actuellement de la production et la diffusion de contenu RSE, notamment sur LinkedIn. « Je suis très heureuse de ne plus avoir à gérer les communautés en ligne, explique-t-elle. J’ai l’impression de ne plus avoir les codes. Je suis aussi une enfant du service public pour qui la qualité de l’information est très importante et on a une dégradation de la qualité des contenus depuis quelques années. »
Les social media managers sont aussi importants que les journalistes
Encore une fois, Jonas exprime une autre opinion, plus positive. « Les lolcats et les émojis, c’est terminé et c’est tant mieux, indique-t-il. Je pense qu’on a tourné une page des réseaux sociaux ou on voulait à tout prix être cool et où le travail était relativement simple. Maintenant on sait que les lecteurs sont massivement sur ces plateformes et qu’ils cherchent du contenu de qualité. Étant donné que les choses sont plus complexes, ça demande plus de compétence et de professionnalisme pour notre métier. On est là pour comprendre les usages extérieurs et nous les approprier pour adapter notre contenu. » Est-ce à dire que le métier de CM a effectué une mue forcée ? Pour Méline de Konbini, ce changement est forcément positif. « Le métier est devenu plus compliqué, mais je constate aussi que l’importance de notre travail vis-à-vis des journalistes a beaucoup évolué, explique-t-elle. Avant ils nous voyaient comme des gens qui appuyaient sur des boutons pour poster leur travail. On a bataillé pour avoir notre mot à dire, pour leur expliquer qu’on faisait une veille constante, qu’on savait ce que notre audience voulait consommer et, à présent, nous sommes responsables de la transformation de leur travail pour l’adapter à la plateforme, ce qui demande d'être plus créatif. C’est fatigant, mais c’est positif. »
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