Appel au bon sens populaire par l'intermédiaire de publicités et de sondages, discours anti-élite et fausses connivences. Les patrons de la tech se font passer pour nos meilleurs potes pour éviter les régulations.
« Salut, les gars, c'est Shou. Comme vous le savez, je viens de témoigner devant le Congrès et je voulais partager mes réflexions sur cette expérience avec vous. Avant ça, je voulais vous remercier pour les commentaires dans la dernière vidéo. TikTok est centré sur les communautés et la conversation et je suis trop content d'avoir pu vous lire. Voilà mes préférés. »
« Passe le message à ton voisin »
Les patrons de la tech sont-ils soudainement devenus nos meilleurs amis ? On est en droit de s'interroger tant la vidéo de Shou Zi Chew, le patron de TikTok, donne une impression de proximité. Loin de l'image d'un CEO gourou inatteignable à la Steve Jobs ou d'un robot dépourvu d'émotion comme Mark Zuckerberg, ce dernier apparaît en hoodie décontracté et agite les bras dans tous les sens pour faire apparaître des commentaires dithyrambiques en surimpression.
Publié le 25 mars dernier, ce message faisait suite à son audition devant le Congrès américain sur la probable aspiration des données privées des utilisateurs et les suspicions de manipulation d'opinion par le gouvernement chinois. Shou Zi Chew y répète le « message important » qu'il avait déjà délivré trois jours auparavant dans une autre vidéo. Face à la menace d'interdiction de son application, il rappelle que sa mission est de « protéger les 150 millions d'Américains qui l'utilisent quotidiennement » et indique que « 5 millions de petites et moyennes entreprises » comptent sur la plateforme pour prospérer. Après avoir pris plusieurs engagements concernant la localisation des données et des efforts pour protéger les plus jeunes utilisateurs, le CEO encourage ses fans à répandre le message auprès de leurs proches, mais aussi auprès de leurs élus.
Vox populi
Le boss de TikTok n'est pas le premier à s'adresser à ses clients avec un ton populiste oscillant entre la figure paternelle et le pote bienveillant. Avant lui, l'année 2022 a été marquée par les sondages intempestifs et incendiaires d'Elon Musk après sa prise de pouvoir de Twitter. Que ce soit pour demander un bouton « modifier », réhabiliter Donald Trump sur la plateforme, questionner les utilisateurs sur la mission démocratique de Twitter, le milliardaire a toujours aimé draper ses décisions d'un semblant de légitimité populaire. Il faut dire que le patron de Twitter ne risque pas grand-chose. Il est suivi par un fan-club imposant qui pense exactement comme lui et qui est capable de se mobiliser pour aller dans son sens.
Comme le souligne Barthélémy Michalon, doctorant en sciences politiques, et spécialiste des relations de pouvoir entre grandes entreprises du numérique et autorités publiques, Musk applique une ligne populiste lui permettant de défier le statu quo tout en critiquant l'ancienne équipe au pouvoir sur Twitter. « Ces consultations, qui ont logiquement mobilisé en premier lieu ses propres "abonnés", ont produit des résultats dans le sens désiré, ce qui lui a permis de se présenter lui-même comme le relais efficace d'attentes censées bénéficier d'un fort soutien », explique-t-il dans un article publié sur le site The Conversation. Il faut toutefois noter que cette méthode est à double tranchant. À la question « Dois-je démissionner du poste de CEO de Twitter ? », postée en décembre 2022 plus de 17 millions de personnes ont répondu « oui ». Loin de lâcher son joujou, Elon Musk s'en est tiré par une pirouette et a annoncé qu'il démissionnerait le jour où il trouvera une personne suffisamment « dingue » pour prendre sa place.
À nous de vous faire préférer les trottinettes
Heureusement pour nous, il n'existe qu'un seul Musk sur Terre. Cette manière de recourir faussement au peuple pour légitimer ses décisions reste plutôt extrême. Cependant, il existe de nombreux autres exemples de populisme dans le monde de la tech. Plus récemment, les internautes ont vu apparaître sur leurs fils Facebook et Twitter des incitations étranges au vote par l'entremise du site trottinonsmieux.com. Créé par les entreprises de trottinettes en libre-service DOT, Lime et TIER, cet organisme de lobby incite les gens à se rendre au scrutin local organisé par la ville de Paris et voter contre leur interdiction. Avec son tutoiement poussif, son choix de photos et sa volonté de s'inscrire dans un conflit de générations, cette publicité populiste vise clairement les jeunes contre de supposés boomers anti-trottinette.
Ce n'est pas tout. Ces messages s'accompagnent d'une campagne de publicité passant, quant à elle, par des influenceurs TikTok. Le journaliste Vincent Manilève a relevé dans un thread que ces influenceurs utilisaient tous les mêmes éléments de langage comme « les trottinettes sont écologiques » ou bien « elles permettent de rentrer en sécurité chez soi le soir », sans forcément préciser qu'il s'agit d'un partenariat rémunéré.
Cette méthode qui consiste à s'appuyer sur ses usagers pour aller contre une forme de régulation a précédemment été utilisée par Uber pour gagner une bataille juridique en Californie en 2019. Après que le Sénat californien a fait passer une loi requalifiant les chauffeurs indépendants en salariés, l'entreprise a orchestré une campagne de lobbying de 220 millions de dollars pour faire passer un amendement permettant d'éviter cette régulation. Alors que les chauffeurs réclamaient un vrai statut, les clients de l'application étaient spammés de messages leur disant à chaque utilisation que le passage de la loi augmenterait le temps d'attente et les tarifs des chauffeurs. D'autres messages plus invraisemblables incitaient à voter contre la régulation pour « sauver des vies ».
Une montée du populisme inexorable
Si elle semble remonter à plusieurs années, cette vague populiste au sein des entreprises de la tech est concomitante de la montée des formations politiques populistes basées sur les plateformes numériques comme celle du Mouvement 5 Étoiles en Italie à celle Donald Trump aux États-Unis. D'après Santiago Zabala, professeur de philosophie à l'université de Pompeu Fabra de Barcelone, les idéologues populistes comme Gianroberto Casaleggio (cofondateur du Mouvement 5 étoiles, ancien consultant et spécialiste du numérique), ont statué que les partis politiques n'avaient plus aucune utilité à l'âge d'Internet et que les parlementaires pouvaient largement être remplacés par une forme de démocratie directe, réalisée sur les plateformes sociales. Si l'idée de base, qui consiste à mettre en relation les dirigeants avec les citoyens (ou les chefs d'entreprise avec leurs utilisateurs), semble intéressante, elle est toutefois sujette à caution. « Cette manière de s'adresser directement aux internautes sans intermédiaires combine souvent une manipulation de la peur utilisée dans les stratégies populistes d'extrême droite et une manipulation cachée des données privées, ce qui rend le tout très inquiétant », conclut Santiago Zabala. Quand on ajoute à cela une véritable popularité dont peuvent jouir certaines plateformes comme TikTok, alors la pression faite sur les clients pour contrer des tentatives de régulation peut s'avérer extrêmement efficace.
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