
Une étude publiée dans la revue Scientific Report s’attaque au cliché selon lequel le temps d’écran influencerait les capacités de dessiner des enfants.
Depuis 2006, une drôle d’image circule de manière virale sur les forums et les réseaux. Il s’agit d’une série de bonshommes dessinée par des enfants de 5 et 6 ans dont les détails et la forme seraient influencés par le temps d’écran. D’après l’étude allemande qui accompagne cette image, les enfants qui seraient exposés à plus de 3h de télévision par jour dessineraient des bonshommes bien moins complexes et détaillés que des enfants exposés à seulement une heure d’écran. Partagée des millions de fois dans de nombreuses publications alarmistes et mise en avant dans l’ouvrage du chercheur en neurobiologie Michel Desmurget, intitulé TV lobotomie : la vérité scientifique sur les effets de la télévision (J'ai lu, 2013), cette petite image est devenue l’étendard des anti-écrans. Elle vient pourtant d’être mise à mal par une étude qui a voulu reproduire l’expérience originelle.

Lancée en 2011 en France, cette étude – menée par 9 scientifiques et coordonnée par Lorraine Poncet du centre d'Épidémiologie et de Statistiques (CRESS) – a analysé 7 557 dessins réalisés par des enfants âgées de 2 à 3,5 ans. Ces dessins ont ensuite été notés sur une échelle de 0 à 12 points en fonction de leur complexité et comparé au temps d’écrans en prenant en compte d’autres facteurs que sont les conditions socio-économiques du foyer et les activités pratiquées par les enfants. Les résultats ont montré qu’il existe bien un lien modéré entre le temps d’écran et la qualité des dessins. Cependant, ce lien s’effondre totalement quand on prend en compte les conditions socio-économiques de la famille qui s’avèrent être le véritable facteur expliquant les différences de score en dessin. Nous avons demandé à Jonathan Bernard, chargé de recherche à l’Inserm au Centre de Recherche en Épidémiologie et Statistiques (CRESS) de nous décrypter ces résultats.
Que faut-il penser de l’étude allemande et de cette fameuse image virale que vous avez analysée à travers différentes études ?
Jonathan Bernard : Il s’agissait d’une étude intéressante à l’époque, qui avait le mérite d’être la première dans son genre et qui avait réuni un échantillon de 1900 dessins ce qui était déjà un bel échantillon. Cependant quand on se plonge dans sa méthodologie on se rend compte qu’elle n’est pas très robuste méthodologiquement parlant. C’est le cas classique où l’on regarde une corrélation entre deux facteurs et on en déduit trop rapidement une causalité. C’est un peu comme si je comparais les ventes de glaces et les coups de soleil. Il y a une corrélation entre ces deux éléments, mais c’est bien évidemment le fait d’aller à la plage et non les glaces qui cause des brulures. Cette étude fait le lien temps d’écrans et complicité des dessins sans jamais se pencher sur les conditions socio-culturelles des parents ce qui est le strict minimum à faire dans ce genre d’études.
On avait aussi démontré que la manière dont l’étude a sélectionné les dessins d’enfants sur l’image était biaisée. En reproduisant cette expérience, on s’est aperçu que l’étude allemande avait choisi les plus beaux dessins pour mieux souligner les différences vis-à-vis des enfants qui regardent plus la télévision. Nous n’avons pas réussi à obtenir de telles différences selon le temps d’écrans dans notre propre étude.
Cette image montrant ces dessins d’enfants est donc complètement faussée ?
J.B : Oui c’est une image un peu fourre-tout qui déforme la réalité et finit par devenir, à force de partage et de réutilisation, une sorte de fake news. On en vient à lui faire dire que les écrans sont un grand danger pour le développement des enfants. L’excès d’écrans comporte des risques pour les enfants, mais il faut évaluer cela avec plus de rigueur scientifique.
D’après l’étude à laquelle vous avez participé, la corrélation entre temps d’écrans et difficulté de dessiner n’est pas si évidente du coup ?
J.B : Si on regarde les données de manière brute comme l’on fait les deux chercheurs allemands, on peut voir un lien statistique significatif. Si on regarde les données de manière brute comme l’on fait les deux chercheurs allemands, on peut voir un lien statistique significatif. Cependant la différence entre un enfant qui regarde beaucoup les écrans et un autre qui les regarde moins est modérée et n’explique pas de telles différences de compétences en dessin que l’on a pu voir depuis 2006. Quand on prend en compte les facteurs socio-culturels de la famille et les activités des enfants, ce lien entre temps d’écrans et complexité des dessins s’efface totalement.
Dans les nombreux reportages traitant du temps d’écran, on a l’impression que les caractéristiques sociales et économiques des familles qui font face à des difficultés ne sont jamais mises en avant. Sommes-nous frileux sur ce sujet ?
J.B : Ce qui est difficile dans le débat actuel, c’est qu’on est aux prises avec des personnes qui sont sur le terrain comme des pédiatres, des médecins ou des enseignants. Ils sont au contact de familles en difficulté et peuvent être choqués par certaines situations. Dans ce cas, le temps d’écran devient le coupable idéal alors qu’il y a plusieurs facteurs qui sont à prendre en compte. La manière dont les parents accompagnent les enfants face à l’écran, le niveau ou les origines culturelles sont aussi très importants. Dans notre étude on s’est aperçu que les familles immigrées ont un attrait particulier pour les écrans et les nouvelles technologies. Pour elles, il s’agit d’une forme d’assimilation à la culture moderne et occidentale. Il y a la croyance qu’en mettant un enfant toute la journée devant des dessins animés en français, ce dernier va apprendre la langue et mieux s’intégrer. Ce sont des mauvaises pratiques qui partent d’une volonté de bien faire et d’une méconnaissance des recommandations.
Que pensez-vous du discours ambiant sur les écrans en France ? Est-ce qu’on ne culpabiliserait pas un peu trop les parents sur ce sujet ?
J.B : J’observe effectivement que le sujet oppose et cristallise des positions fortes. Il faut dire que ça touche une sphère très sensible qu’est l’enfance, l’éducation et la parentalité. S’ajoute à cela un autre sujet de crispation autour de la culture légitime et de la culture populaire qui est très présente en France. En tant que chercheur j’essaye de tenir une ligne fondée sur les preuves scientifiques robustes, qui s’avère être médiane entre les discours les plus médiatisés qui opposent les partisans du « les écrans, c’est le diable » et les partisans du « circulez, il n’y a rien à voir ». On doit avoir des points de vigilance sur ce sujet, car les écrans et les technologies numériques avancent à un rythme bien plus rapide que le temps de la recherche sur leurs conséquences. Notre étude montre que le temps d’écran n’est pas responsable d’une incapacité à dessiner, mais je suis plus nuancé quand on évoque le langage chez les jeunes enfants, l’obésité ou le sommeil. Il faut donc aborder ces questions de santé au cas par cas avec des études de qualité.
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