un soldat russe lève les yeux vers le ciel

Guerre en Ukraine : ces vidéos de drones qui nous habituent à voir la mort en face

© Wall Street Journal via YouTube

Depuis plusieurs mois circulent des images prises par des drones kamikazes qui font exploser leur cible. Une certaine vision de la guerre – toujours plus infernale.

Attention, cet article contient des vidéos pouvant heurter la sensibilité.

La scène s'ouvre sur un décor hivernal et postapocalyptique de la campagne d'Ukraine. Une caméra embarquée sur un drone survole une zone en faisant des cercles dans les airs. Au premier plan, on aperçoit des petits fils de fer qui sont en fait des détonateurs par contact. Le drone s'approche de sa cible. Il s'agit d'un soldat isolé et non identifié qui se cache derrière une remorque contenant un réservoir blanc. Il a vu le drone kamikaze qui peut exploser dès qu'il l'aura touché. S'ensuit un cruel jeu du chat et de la souris. Le soldat tourne autour de la remorque pour éviter le drone, ce dernier, piloté à distance le suit inlassablement. La caméra passe en vue à la première personne et adopte régulièrement un autre point de vue plus lointain. Ce dernier est réalisé grâce à un autre drone qui vole plus en altitude et qui filme toute la scène. Après quelques secondes de course-poursuite, le soldat épuisé se jette à terre et tente de faire exploser le drone à distance en lui lançant des pierres et des branches d'arbre. Le montage s'accélère, le célèbre morceau de musique Kalinka commence à résonner de manière funeste et c'est la fin. Le drone touche sa cible et explose dans un panache de fumée. La vidéo se termine sur le plan aérien du drone en altitude qui zoome sur le corps inanimé du soldat. Nous venons de voir la mort d'un soldat en vidéo.

La nouvelle guerre des airs

Des scènes comme celle-là, la guerre d'Ukraine nous a habitués à les visionner. Ces « drone footages » (vidéos prises depuis une caméra embarquée sur un drone) sont omniprésents sur X (anciennement Twitter) et des médias tels que le Wall Street Journal, le New York Post, le Daily Mail ou le Sun les reprennent régulièrement sur leur chaîne YouTube. Leurs contenus sont aussi d'une grande variété. On a les vidéos de drones kamikazes qui sont envoyés pour éliminer des cibles dans des endroits difficilement accessibles comme des trous ou des tours, des drones qui larguent des bombes ou des grenades sur des chars ou encore de véritables courses-poursuites dignes des Fast and Furious.

Ces images sont devenues tellement banales qu'on oublie leur caractère inédit dans l'histoire des conflits. Pour Alexis Rapin, chercheur en résidence à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec, cette nouveauté s'explique par des éléments à la fois tactique et technologique. « Les drones de Syrie étaient utilisés comme bombes volantes, mais on n’enregistrait pas nécessairement les vidéos et l'engin était systématiquement détruit au moment où filmer l'action aurait été spectaculaire. En Ukraine, le même genre de drones qu'on employait en Syrie est bricolé pour y attacher des grenades ou des munitions, qu'on fait le plus souvent tomber depuis le ciel. Cela implique que le drone survit à sa mission, et surtout qu'il peut filmer en direct les dégâts qu'il occasionne. Sur le plan technologique, il faut aussi préciser que les Ukrainiens disposent aussi de drones de plus haute altitude, avec du matériel optique plus avancé, qui leur permet de filmer à bonne distance telle ou telle action sur le champ de bataille. Cette capacité duale, de simultanément frapper et filmer à distance est quelque chose d'assez nouveau qui permet la fabrication de telles images. »

La guerre comme si vous y étiez

Si les drones ont joué un rôle important au début de la guerre avec notamment une utilisation massive de la part de l'Ukraine pour tailler en pièces les convois de ravitaillement russe, ces derniers sont à présent bien moins efficaces. L'armée russe s'est adaptée en mettant en place des bulles de protection aérienne via des missiles ou des systèmes de brouillage ou en installant des grilles blindées sur les véhicules pour les protéger des explosions. Cela n'empêche toutefois pas le nombre de vidéos de drones de continuer. Pour Alexis Rapin, ces images filmées à la première personne permettent de soutenir l'effort de propagande de l'Ukraine. « La plus grande partie des vidéos qui circulent sur Internet et qui captivent le public international est filmée par drones, explique-t-il. C'est un outil primordial de propagande, dans la mesure où il permet une visibilité presque totale, mais aussi spectaculaire, au plus proche de l'action. Il offre une dimension immersive, qui donne le sentiment d'être presque partie prenante du conflit, et a donc une importance vis-à-vis du public étranger. L'Ukraine a besoin que l'occident continue de s'intéresser à cette guerre, et idéalement qu'il continue à se sentir concerné. Cette proximité visuelle avec les combats contribue à nourrir une empathie, et peut-être aussi un sentiment de responsabilité : il est facile de détourner le regard d'une guerre dont on ne voit presque rien, il est plus culpabilisant de le faire lorsqu'on est inondé d'images extrêmement brutales de la réalité du terrain. »

Devenons-nous insensibles ?

Si ces vidéos permettent aux Occidentaux de maintenir un semblant d'intérêt pour le conflit ukrainien, leur accumulation provoque une dérive autrement plus sombre : une forme d'insensibilisation à la mort. Après avoir été choqués par ces « snuff movies » qui montrent des hommes soufflés par des explosions ou carrément brûlés vif, on ressent de moins en moins d'empathie. Toute la mise en scène est conçue dans ce sens. En général, les conséquences de ces explosions sont montrées de loin avec l'usage d'un second drone tandis que la machine kamikaze qui offre cette fameuse vue à la première personne affiche au moment de l'impact de la friture statique, signal de la coupure de contact. Le tout est monté sur une musique excitante ou amusante et donne l'impression d'assister à une sorte de fiction.

Pour Alexis Rapin, la facilité avec laquelle on « consomme » ces vidéos fait aussi partie du dispositif de propagande. « Le caractère extrêmement brutal des images qui nous parviennent est effectivement choquant, et il y a de quoi être surpris de la facilité avec laquelle ces images se diffusent et sont consommées, indique-t-il. Ça en dit long, je crois, sur le processus de déshumanisation de l'adversaire qui est à l'œuvre dans ce conflit : on en vient à être insensible à ces images de mort parce qu'on ne ressent presque plus d'empathie pour le camp d'en face. Cela s'observe aussi par exemple à travers l'utilisation sur les réseaux sociaux du terme « orcs » (référence au Seigneur des Anneaux) pour désigner les soldats russes. On assimile l'adversaire à des créatures à peine humaines, répugnantes, qui doivent être éradiquées. Ce n'est évidemment pas la première fois que de telles dynamiques se produisent dans une guerre, mais la manière dont elles viennent entrer en résonance avec les nouveaux outils de communication ou même la culture populaire contemporaine est étonnante. »

Les images de drone nous transforment-elles en monstre insensible ? On peut nuancer ce propos en précisant que ces images sont souvent cantonnées dans des espaces relativement fermés comme Telegram ou certaines communautés Twitter qui, faut-il le rappeler, n'est pas un réseau social aussi populaire qu'Instagram ou TikTok. Reste qu'elles contribuent à changer l'image que nous avons de la guerre.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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