
"Les injonctions à changer resteront vaines tant que la plupart des gens seront enchaînés à un système dont tous les récits les tirent vers la mauvaise direction." C'est la conviction de Joseph Merz, fondateur du Merz Institute, que L'ADN a rencontré.
Chez nous, il y a le GIECO (Groupe International d’Experts sur l’Evolution du Comportement) de Jacques Fradin. En Nouvelle-Zélande, ils ont le Merz Institute. Cet institut de recherche interdisciplinaire considère lui aussi que la crise climatique est la conséquence directe d'une crise du comportement humain, sur laquelle nous pouvons reprendre le contrôle. Joseph Merz, président de l'Institut, nous explique sa méthode.
Pourquoi avoir créé cet institut de recherche ? À quel impératif répond-il ?
Joseph Merz : Lorsque je me suis intéressé à la crise climatique, je me suis aperçu que tout convergeait vers la question du comportement. Pourtant, personne n’en parlait. L’institut a donc été fondé en 2017 avec pour objectif de mettre en lien tous les silos de recherche autour du comportement et de son impact sur le dépassement écologique. Nous tenions à cet aspect interdisciplinaire car trop souvent, l’écologiste n’a aucune idée de ce que fait le neuroscientifique alors que leurs sujets pourraient se nourrir mutuellement. Aujourd’hui, une vingtaine de chercheurs travaillent avec nous, issus de disciplines allant de l’écotoxicologie à l’éducation, avec un accent particulier sur l’écologie comportementale et évolutive, la psychologie, les neurosciences et l’économie écologique.
Ce n’est pas facile à mettre en œuvre, car chaque discipline a son propre langage. Les chercheurs et experts avec qui nous travaillons passent leur temps à discuter de terminologie et nous courons sans cesse le risque de devenir une immense tour de Babel. Mais nous sommes persuadés de l’importance de cette interdisciplinarité et nous sentons un réel enthousiasme au sein de la communauté scientifique. Beaucoup commencent à comprendre que c’est une étape essentielle pour répondre à la crise que nous traversons.
Vous expliquez dans un premier article de recherche que nous ne parlons pas de la crise climatique dans les bons termes. Qu’entendez-vous par là ?
J. M. : La crise climatique n’est qu’un symptôme d’un problème plus large, celui du dépassement écologique, dans lequel nous utilisons davantage de ressources que celles que la Terre est capable de nous offrir. Ce dépassement dépend de trois leviers : la consommation, les déchets, et la population. Dans ces trois domaines, nous exploitons la Terre au-delà de ses capacités. Pendant longtemps, ces comportements "maladaptatifs" (maladaptive behaviors) n’ont pas eu de conséquences existentielles car la population n’était simplement pas assez importante. Aujourd’hui, la population mondiale est telle que nous n’avons plus la place d’accueillir ces comportements. Quand on regarde la littérature scientifique, il ne fait aucun doute que la population fait partie du problème. Il faudrait que nous soyons trois milliards d'habitants sur Terre pour que le monde soit soutenable.
N’est-ce pas moins une question de nombre d’habitants que de mode de vie ?
J. M. : C’est vrai, le mode de consommation des sociétés occidentales n’est absolument pas soutenable. Mais c’est là que la notion de normes sociales intervient : le problème, c’est qu’à travers le monde, tous ceux qui aujourd’hui ne consomment pas encore comme nous tendent à adopter nos modes de vie, et augmentent à une vitesse folle leurs niveaux de consommation. C'est terrifiant car nous savons que notre modèle de développement est délétère.
Quelles sont les priorités pour faire face à cette crise comportementale ?
J. M. : Il s’agit d’abord de prendre conscience du niveau comportemental de la crise. Parallèlement, nous travaillons à identifier des solutions qui soient à la fois faisables et efficaces. Les solutions identifiées à ce jour sont rarement les deux. Nous avons donc créé deux laboratoires de recherche : l’Overshoot Lab et le Future Behavior Lab qui visent à comprendre à quoi nous pourrions ressembler si nous mettions en place de nouvelles normes sociales.
Quelles sont ces « normes sociales » sur lesquelles vous cherchez à intervenir ?
J.M. : En tant que société, nous passons notre temps à nous raconter des histoires qui sont tout simplement incompatibles avec notre survie à long terme sur cette planète. Nous sommes abreuvés de récits de croissance infinie et de modèles de réussite déconnectés de la réalité qui nous rendent incapables de faire coïncider notre comportement avec nos limites biophysiques. Pensez à des films comme Le Loup de Wall Street ou des séries comme Succession, qui nous présentent comme désirables ou normales des trajectoires incompatibles avec une société soutenable. Ces histoires reviennent systématiquement à nos instincts primaires : survie, reproduction, pouvoir… Nous pourrions tout à fait satisfaire ces besoins de façon différente si nous commencions par reconnaître à quel point ce que nous considérons comme normal est en réalité chargé de représentations. Qu’est-ce que ça veut dire, vivre une vie normale ? Quelles normes voulons-nous définir pour nos sociétés ?
Quels leviers suggérez-vous d’utiliser ?
J. M. : Tout se résume à deux choses : les récits d’un côté, et la preuve sociale de l’autre [un principe de psychologie sociale selon lequel une personne ne sachant que faire ou penser aura tendance à se rallier au point de vue d’autres personnes]. Il faut montrer par des récits comment nous pourrions fonctionner différemment, et rallier un maximum de personnes à ce changement. En 2022, un papier de recherche a montré que sur 40 000 scénarios à Hollywood, moins de 3 % mentionnaient le changement climatique. Présenter les choses ainsi est problématique car cela donne l’impression qu’il s’agit d’un problème de prise de conscience. En réalité, il est moins question de parler de la crise climatique que de mettre en scène d'autres modes de vie, d'autres aspirations. Nous organisons un évènement à Hollywood à la fin de l’année pour montrer aux scénaristes et producteurs qu’ils peuvent écrire des histoires différentes. Ces personnes ne se rendent pas compte pas qu’elles influencent notre comportement de façon préjudiciable pour le climat.
À une autre échelle, nous avons lancé un programme qui s’intitule Kiwi Keepers pour les enfants de 5 à 7 ans. C’est un programme de role-modeling qui vise à aider les enfants à changer leurs comportements et ceux de leur entourage. En deux jours, nous constatons des changements comportementaux.
Pourquoi miser sur l'influence plutôt que sur l'éducation ?
J. M. : L’éducation ne suffira pas. Au bout du compte, ce n’est pas une question d’éducation ni de prise de conscience. L’université de Yale publie régulièrement des articles de recherche sur le niveau de connaissance de la population sur les sujets environnementaux et climatiques, et le constat est sans appel : nous n’avons jamais été aussi éduqués sur le sujet, jamais aussi informés, et pourtant rien ne bouge. Les injonctions à changer resteront vaines tant que la plupart des gens seront enchaînés à un système dont tous les récits les tirent dans une mauvaise direction.
Cette dissonance entre les injonctions au changement et la sensation d’être enchaîné à un système est-elle selon vous ce qui crée l’éco-anxiété ?
J.M. : Tout à fait. L’éco-anxiété, c'est savoir qu’il faut changer tout en sentant notre incapacité collective à le faire. C’est la première étape de compréhension du fait que ce système nourrit des êtres malheureux et en mauvaise santé. Un élan immense est en train de se créer autour de l'idée que vivre dans ce paradigme devient chaque jour plus difficile. C’est pour nous une belle opportunité : de plus en plus, la société est réceptive au fait de satisfaire ses besoins dans un paradigme différent.
Comment répondez-vous aux soupçons éthiques qui pèsent sur votre travail ?
J.M. : Il est naïf de penser que notre comportement n’est pas déjà manipulé. Cela a toujours été le cas. Nous pouvons continuer à faire semblant que nous n’avons pas besoin de garde-fous ; c’est ce que nous faisons aujourd’hui, et de toute évidence, cela ne fonctionne pas. Ou bien nous pouvons, en redéfinissant les normes sociales, essayer de créer des garde-fous qui nous aident à ne pas dépasser nos limites. Tout ce que nous faisons, c’est traduire les limites biophysiques en une réalité sociale pour éviter que l’humanité ne se tue.
"Nous organisons un évènement à Hollywood à la fin de l’année pour montrer aux scénaristes et producteurs qu’ils peuvent écrire des histoires différentes. Ces personnes ne se rendent pas compte pas qu’elles influencent notre comportement de façon préjudiciable pour le climat". Bravo!!! Montrer aux principaux acteurs qui nous racontent des histoires et influences nos imaginaires à quel point ils peuvent changer les récits et donc les comportements, c'est puissant. Ici le cinéma. Ailleurs la pub, la télé. Bravo pour cette excellente initiative!