
A l’heure où les étudiants « désertent » les uns après les autres, déçus des lacunes de leurs écoles en matière d’écologie, Nadia Maïzi, l’auteure principale du 6e rapport du GIEC, ouvre un institut pour former les jeunes à trouver les solutions pour un monde décarboné.
Souvenez-vous, il y a à peine un mois, des étudiants poussaient un coup de gueule retentissant contre AgroParisTech. Ils accusaient leur école de les former à « concevoir des plats préparés, et ensuite des chimiothérapies pour soigner les maladies causées », entre autres. En bref, de faire partie du problème, plutôt que des solutions du monde de demain. Alors que la génération Greta clame haut et fort son ras-le-bol, la mathématicienne Nadia Maïzi prend la tête du Transition Institute (TTI.5), un établissement de formation et de recherche raccordé à l'Ecole des Mines, entièrement dédié à la transition vers un monde décarboné. De quoi séduire les jeunes désabusés ?
Aujourd'hui, les écoles d’ingénieurs sont dans le viseur d'une partie de la jeunesse, qui leur reproche de ne pas faire assez...
Nadia Maïzi : Oui, j’ai été très frappée par le discours des étudiants à AgroParisTech début mai. Ce n’est pas la première fois que les jeunes expriment leur mécontentement. Déjà en 2018, il y a eu un discours d’un élève à Centrale Nantes, puis d’autres à Polytechnique et HEC au moment du Manifeste pour un Réveil Écologique lancé par les étudiants des grandes écoles françaises… C’est tant mieux !
En revanche, j’entends dans ces discours un rejet du monde de l’entreprise et du monde industriel. Le projet Transition Institute (TTI.5) ne s’inscrit pas dans cette lignée. Se mettre en décalage et refuser le monde dans lequel on vit, c’est une attitude. La transformation doit se faire de l’intérieur, avec tout le monde. Notre format vise plutôt à considérer que tous ces ingénieurs qu’on forme, ce sont eux qui vont transformer les choses.
Et cela rejoint ce que nos collègues psychologues et sociologues ont évalué pour le rapport du GIEC sur lequel j’ai travaillé : dans un groupe, il faut entre 10 et 30 % d’influenceurs pour faire changer les choses. Je considère qu’aux Mines, nous formons ces influenceurs. Parce que ce ne sont pas seulement ceux qui crient au loup ; ce sont ceux qui prônent certains types d’actions, qui ont des convictions… Plus ils seront nombreux, plus on aura de chances d’y arriver. J’ai aussi le sentiment que tous ces gens dans le monde de l’industrie, ce ne sont pas des méchants. Ce sont des humains, qui ont eux-mêmes la possibilité, s’ils sont nombreux, de modifier la tendance. Soyons un peu idéalistes !
Pourquoi créer le Transition Institute maintenant ? N'y a-t-il pas déjà des masters spécialisés sur les enjeux environnementaux ?
N. M. : Un master dédié à la transition au sein d’une école, et une école entière dédiée à la transition, c’est très différent ! Des spécialisations ajoutées à la fin du cursus, à bac+5 ou bac+6, existaient déjà, mais ne représentaient pas grand-chose dans l'enseignement. Ces derniers temps, on observe un bouleversement. Cela fait plus de vingt ans que je suis investie sur les sujets de la transition, mais depuis six mois, l’école me pousse vraiment. L’enseignement de la transition commence tout juste à se faire à tous les niveaux, et dès l’arrivée des élèves. Dans le cas de l’École des Mines, c’est très frappant. Cela fait longtemps qu’on a des formations et même des orientations de recherche dédiées à la transition, mais jusqu’à présent… disons qu’elles n’étaient pas en haut de la pile.
Le Transition Institute s’inscrit dans cette volonté de faire quelque chose de plus ambitieux qu’une simple spécialisation. C’est un institut de formation et de recherche qui accueillera sa première promotion à la rentrée de septembre 2022, et qui encadrera un grand nombre de thèses (une centaine environ). Plutôt qu’une petite niche, nous voulons une école transdisciplinaire, avec une synergie entre tous les sujets.
Vous accordez une grande importance à la transdisciplinarité. Pourquoi ?
N. M. : C’est absolument crucial sur les questions de transition. Les chercheurs travaillent en silo parce que c’est leur formation, mais aussi parce que le système le leur impose pour avoir une reconnaissance académique. Quand on veut devenir chercheur, on fait une thèse, on s’inscrit dans une section bien précise du CNRS, et cela empêche le croisement disciplinaire. Or le sujet du climat est une question systémique sur laquelle on ne peut pas se passer de transdisciplinarité. Il existe des interactions inévitables entre les décisions technologiques, les changements de modes de vie, les investissements, les filières industrielles, la gouvernance politique, les externalités…
Ce que l'on a constaté, c’est que bien souvent, les chercheurs proposent des éclairages sur un, deux ou trois de ces prismes. Le fait de passer à côté des autres disqualifie l’éclairage qu’ils proposent, parce que les effets « rebond » ne sont pas bien identifiés. Et on crée des problèmes là où on pensait trouver des solutions. Si on veut vraiment incarner la transition, il faut avoir une approche holistique. Voilà pourquoi il est crucial de créer un institut à part entière : on ne peut pas entreprendre un tel chantier à l’intérieur d’un simple master.
Pour un chantier, c’en est un… Vous remettez en cause le fonctionnement même du monde académique ?
N. M. : Oui. Ce sont toutes les règles du monde académique qui tombent, mais si je peux me permettre, il est temps qu’elles tombent.
Concrètement, comment comptez-vous créer cette transdisciplinarité ?
N. M. : Chacun des doctorants sera encadré par deux directeurs de thèse de deux départements différents, plutôt qu’un. Cela permettra d’avoir une synergie entre les disciplines. Ensuite, nous voulons mêler recherche et formation, en créant un maximum d’échanges. On aura les doctorants d'un côté et le parcours académique de l'autre, à destination des élèves du cycle ingénieur. Les étudiants choisiront ensuite une majeure et une mineure. Et il n’y aura aucune restriction dans le choix des options, qu’il s’agisse de codage ou de sociologie. L’idée, c’est de dire : n’importe qui peut prendre part à ce chantier. En fait, on a eu la même idée que la Doerr School of Sustainability qui vient d’ouvrir au sein de l’université de Stanford. L’idée est de créer un institut à part entière au sein de l’école, en capitalisant sur ce qui existe déjà au sein des programmes.
La School of Sustainability de Stanford ouvrira à la rentrée 2022, comme vous, grâce à un don d’un milliard de dollars…
N. M. : Le montant est impressionnant. On m’a reproché d’être trop ambitieuse quand j’ai demandé 15 millions pour le Transition Institute… Voilà la preuve que ça ne l'est pas ! Quand j’ai présenté le Transition Institute, on m’a demandé si j’étais prête à changer le nom de TTI.5 si un mécène se proposait, comme Stanford l’a fait en rebaptisant son école la Doerr School of Sustainability. Clairement, la réponse est oui ! Si quelqu’un arrive avec un milliard de dollars, je change le nom sans problème. Il faut vraiment mettre le paquet !
Pour l’instant, comment se présentent les financements ?
N. M. : Après deux journées de lancement, nous avons de bonnes pistes. Bien sûr, on ne parle pas des mêmes montants que Stanford. Mais je sens chez nos mécènes potentiels un intérêt très vif, que je n’avais jamais vu jusqu’ici sur cette question. Je ne saurais pas dire d’où vient cette évolution. Peut-être que les entreprises commencent à comprendre que se positionner sur l’environnement est une nécessité. Est-ce que c’est sincère, est-ce qu’il y a des enjeux de réglementation… ? Je ne sais pas. C’est peut-être aussi parce que la jeunesse se fait de plus en plus pressante.
Qu'en pensent les étudiants ?
N. M. : Je sens un réel enthousiasme. Les 3e année à qui j’ai présenté le projet m'ont dit : « Ce n’est pas juste, on sera partis quand vous allez lancer TTI.5 ! » On a donc décidé de labelliser rétroactivement ceux qui ont orienté leur parcours sur ces questions. Les étudiants ont vraiment tenu à s’intégrer dans le projet, et le portent avec nous. Dans le comité de suivi, il y a un représentant des élèves. Je pense que c’est un projet qui arrive à point, et qui est suffisamment crédible pour que les étudiants y adhèrent. Après, pour en avoir le cœur net, il faut venir à notre remise des diplômes ! Ce sont les étudiants eux-mêmes qui le diront.
Belle initiative à suivre ! Mais quid des mécènes ? Dans quels secteurs les chercher? La RSE, les starts up innovantes en matière de transition ? Le monde de l’art sensible de plus en plus à l’environnement...