
Qu’y a-t-il de commun entre les villes de Paris, Lagos et Chongqing ? La campagne est-elle amenée à disparaître ? Les villes sont-elles par nature antiécologiques et antisociales ? On a posé ces questions à Pierre Veltz, sociologue, économiste et auteur d’Après la ville (Seuil, 2025), une réflexion stimulante sur les mutations urbaines.
Nous serions plus de 60 % à vivre dans les villes. L’ONU estime que le taux d’urbanisation pourrait s’élever à près de 75 % d’ici 2050. Pour Pierre Veltz, ces chiffres méconnaissent une réalité complexe. Nous évoluons dans un monde devenu urbain, physiquement, oui, mais surtout culturellement. L’urbanisation ne se mesure pas à sa morphologie, mais à ses fonctions. Nous n’habitons plus un lieu, mais un continuum territorial qui englobe grandes villes, périphéries et anciennes campagnes, et évolue en réseaux.
Vous titrez votre essai Après la ville. Quelle réalité cette expression traduit-elle ?
Pierre Veltz : Nous vivons désormais dans une société où la ville est partout, physiquement, sociologiquement et culturellement. L’urbanisation a conquis villes et campagnes et a rapproché les modes de vie urbain et rural. Le taux d’urbanisation estimé par l’ONU à un peu moins de 60 % ne veut pas dire grand-chose tant on ne sait trop où poser la limite des villes. Et ce phénomène est amené à s'accroître, la ville connaît de nouvelles formes, qui remettent en question notre vision linéaire de l’histoire urbaine. Kinshasa n’est pas une version plus pauvre et chaotique de New York. La Chine se structure en super-agglomérations. Celle du delta de la rivière des Perles, qui s’étire de Hong Kong à Canton en passant par Shenzhen, comptait déjà en 2020 plus de 60 millions d’habitants. Jusqu’au XIXe siècle, les très grandes villes à l’égal de Rome, Delhi ou Istanbul étaient rares. Il fallait un pouvoir politique puissant pour sécuriser leur survie. Le XXe siècle a fait sauter ces contraintes logistiques ; les nouveaux moyens d’échange accélèrent l’apparition de villes grandes et moyennes qui finissent dans certaines régions du monde par être absorbées par les mégalopoles.
Ces agglomérations géantes, qu’elles soient en Asie ou en Afrique, partagent-elles des points communs ?
P. V. : Pas vraiment. Elles possèdent chacune une identité propre. Et les logiques de croissance sont très différentes. En Chine, on trouve une logique économique assez proche de la logique historique occidentale. L’urbanisation tire la croissance, le niveau de vie augmente. En Afrique, la logique démographique l’emporte, on voit l’émergence de mégalopoles pauvres. Les super-clusters chinois connaissent des équivalents dans nos pays du nord. Que sont les Pays-Bas sinon une méga-agglomération ? Au fond, la France elle-même fonctionne déjà aujourd’hui comme une super-métropole en réseau, avec Paris et les grandes villes régionales reliées par quelques heures en TGV, qui est un peu le RER du pays.
Comment fonctionnent-elles ?
P. V. : Dans les agglomérations monopolaires avec un centre unique à l’instar de Paris, tout converge vers ce centre. En tout cas, jusqu’à l’arrivée du Grand Paris Express. Ces modèles urbains contiennent généralement jusqu’à 15 millions d’habitants et s’engorgent facilement. Les agglomérations géantes n’ont pas d’autre choix que de fonctionner en réseau avec plusieurs pôles distincts.
Dans votre livre, vous expliquez que l’agglomération de São Paulo concentre la moitié de la création de richesse du pays. De par leur puissance économique, ces nouvelles configurations urbaines peuvent-elles faire concurrence aux États ou rechigner à aider les autres ?
P. V. : La concentration dans les métropoles n’est pas propre au Brésil. Il y a déjà assez longtemps, j’avais parlé d’ « économie d’archipel ». Avec la mondialisation, les grandes régions urbaines ont absorbé une part croissante de la richesse nationale, et surtout elles se sont mises en réseau entre elles, au-delà des frontières nationales. L’idée de la ville comme une entité politique forte est une idée plutôt européenne. En Chine, la définition de la ville englobe en général de larges périphéries. La question se pose un peu partout des rapports entre les villes, plutôt riches, et l’espace national. Les relations sont très variables. En Italie, on a observé le phénomène de la Ligue du Nord, qui consistait principalement, au départ, en une révolte des villes et des entreprises du nord de l’Italie ayant le sentiment de travailler pour nourrir les autres régions. En France, cette forme d’opposition n’existe pas, alors que les transferts de richesse de Paris vers les régions sont élevés, contrairement à l’idée reçue. Nous avons encore une idée bien ancrée de la solidarité nationale. Mais, un peu partout, les pôles riches n’ont plus besoin des périphéries pauvres de proximité, dont elles dépendaient pour la construction, l’alimentation, la domesticité. Les périphéries de proximité sont devenues des charges plus que des ressources. Dans le Golfe, les nounous sont philippines, les ouvriers de chantier, pakistanais ou népalais : ce modèle se généralise. Aux États-Unis, les tentations sécessionnistes prennent des formes extrêmes, avec les Network States ou les freedom cities.
En quoi ces alternatives urbaines consistent-elles ?
P. V. : Ces idées d’extraterritorialité sont promues notamment par les libertariens et les milliardaires de la tech qui aspirent à échapper aux règles des États territoriaux, considérés comme des survivances du passé pré-numérique. Par exemple, en s’installant en mer, comme le préconise le Seasteading Institute. Il y a aussi l’idée des villes nouvelles gérées comme des firmes. C’est par exemple le cas de Prospera, au Honduras. En 2024, Prospera se limitait à un quartier de 6 000 habitants avec un café Bitcoin, une école Montessori et des entreprises médicales menant des expérimentations non validées par les autorités sanitaires. N’oublions pas les SEZ, les zones économiques spéciales, qui ont joué un rôle majeur dans le décollage de la Chine, mais qui sont aujourd’hui très nombreuses dans le monde. Partout, le capitalisme cherche à desserrer le corset des nations.
On estime que les villes émettent 70 % des gaz à effet de serre mondiaux. La ville serait-elle antiécologique par nature ?
P. V. : Cette vision souffre, je crois, d’un effet d’optique. Si on essaimait les habitants de Paris dans les villes moyennes, ce serait une catastrophe écologique. La concentration urbaine présente l’avantage énorme d’économiser les ressources. Lorsqu’on rassemble les activités, on utilise moins de ressources. C’est mécanique. En 2004, un journaliste du New Yorker a rappelé que Manhattan était sûrement le quartier le plus vert des États-Unis de par sa densité et son utilisation des transports en commun. Pour évaluer la durabilité d’une ville, les urbanistes tendent à considérer sa morphologie, quelle distance est nécessaire pour mener les enfants à l’école ou pour faire les courses. L'organisation spatiale est importante, mais ce qui pèse le plus dans la balance, c’est le mode de vie, la consommation de chacun. Les villes pauvres très étalées émettent beaucoup moins que les villes riches denses ! Le problème clé n’est pas l’urbanisation en elle-même, mais la consommation délirante d’énergie et de ressources qu’entraîne notre mode de vie. On estime ainsi que, de 1930 à aujourd’hui, notre espèce a consommé plus d’énergie que durant tout le reste de l’histoire de l’humanité. Un humain biologique a besoin de 200 watts pour vivre. L’humain social (avec tous ses appendices techniques) a besoin de 10 000 watts aux USA, 5 000 en Europe.
Que peuvent faire les villes pour être davantage écologiques ?
P. V. : Elles doivent favoriser des modes de vie plus écologiques, et bien sûr s’adapter aux changements qui sont désormais inéluctables. Une piste intéressante est celle des solutions « fondées sur la nature » . L’idée est de faire avec la nature et pas contre elle. La ville-éponge – qu’on peut voir en Allemagne, en Chine, à Copenhague – illustre bien cette piste. L’idée est de ne pas forcer toute l’eau, en cas de forte pluie, dans des tuyaux, mais d’accepter qu’une partie de cette eau inonde des parkings, par exemple, ou se déverse dans des parcs-marais servant de tampons. La grande question est celle du métabolisme et de la circularité. La ville, comme l’industrie, doit sortir d’une vision linéaire où elle prélève et absorbe des ressources externes et les rejette massivement sous forme de déchets.
Mais il faut raison garder. Certes, les villes ont un rôle essentiel à jouer pour bifurquer vers une économie nouvelle, un autre rapport au vivant et aux ressources finies. Les municipalités peuvent faire beaucoup. Mais elles n’ont pas la main sur beaucoup de problèmes majeurs (la mise hors jeu des énergies fossiles, par exemple, ou les cycles globaux de l’eau) qui appellent des réponses mondiales. Les leviers d’action majeurs pour la crise écologique sont nationaux et internationaux, à l’échelle des États et de la communauté internationale.
Dans votre essai, vous pointez la ville comme étant le creuset d’inégalités sociales. Ce phénomène tend-il à se renforcer ?
P. V. : Oui, c’est une question aussi menaçante que celle de l’écologie. Et ce n’est pas nouveau. Je cite Proust qui, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, décrit la salle à manger de l’hôtel de Balbec comme un « immense et merveilleux aquarium » devant la paroi duquel la population de pêcheurs et de petits bourgeois s’écrase pour apercevoir « la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges ». La télévision dans les foyers des villes pauvres généralise cet « effet Balbec ». La croissance explosive des villes pauvres et émergentes a engendré un tsunami de slums, de zones d’habitats précaires dans ou autour des villes. Environ la moitié de la population des villes indiennes, de 30 à 40 % de celle des villes latino-américaines et de 50 à 75 % de celle des villes d’Afrique subsaharienne vivaient en 2003 dans ces quartiers dits « spontanés » ou illégaux, qui n’offrent aucun véritable service public à leurs habitants.
Mais on retrouve aussi dans les villes occidentales une coexistence physique entre l’ultra-richesse et l’extrême pauvreté (comme à San Francisco, par exemple, où les centres-villes accueillent de plus en plus de sans-abris, ndlr). Cela concerne aussi les classes moyennes. Les prix immobiliers des centres-villes, par exemple à Paris, se sont envolés. Il est devenu impossible à toute une frange d’y vivre. Finalement, les centres-villes deviennent des forteresses pour riches qui utilisent des services fournis par les quartiers plus pauvres. La ville du quart d’heure, sur le papier, c’est formidable quand on a la possibilité de la vivre. Mais les infirmières qui nous soignent, les chauffeurs de taxi ou de bus qui nous transportent, les caissières qui encaissent les courses, n’y ont que rarement accès et sont condamnés à des transports éreintants.
À LIRE
Pierre Veltz, Après la ville, Défis de l'urbanisation planétaire, Seuil, 2025






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