Peur sur la ville

Pourquoi ce professeur d'urbanisme de la Sorbonne a déclenché la colère de QAnon ?

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Carlos Moreno est un spécialiste de la ville. Son concept – la ville du quart d'heure – intéressait surtout les spécialistes. Mais ça, c'était avant qu'une armée de trolls d'extrême droite le décrète « Illuminati ». Récit.

Le 28 mars dernier, le New York Times consacrait un long article à Carlos Moreno. Il n’y est pas question de ses travaux sur la ville du quart d’heure parfaitement connus et reconnus dans le landerneau de l’urbanisme et des politiques de la ville. Non. La journaliste Tiffany Hsu, spécialiste des phénomènes de désinformation, s’intéresse ici aux réactions haineuses qu'il subit depuis près de deux mois. Démuni, le professeur à l'université de la Sorbonne déclare au quotidien américain : « Je ne suis pas un politicien, je ne suis candidat à rien – en tant que chercheur, mon devoir est d'explorer et d'approfondir mes idées avec une méthodologie scientifique ». Effectivement, rien ne semblait indiquer qu’un jour Carlos Moreno serait visé par une armée de complotistes d’extrême droite.

C’est quoi l’affaire Carlos Moreno ?

Carlos Moreno, 63 ans, a un profil intéressant – hybride et inclassable. D’origine colombienne, il est arrivé en France à l’âge de 20 ans. Il s’est fait connaître pour le concept qu’il défend depuis 2016 : la ville du quart d'heure. Censément idéal, ce concept urbain pourrait délivrer à ses citoyens tous les services essentiels, en quinze minutes donc. L'idée a effectivement su séduire un certain nombre de maires de grandes villes. Anne Hidalgo l’a intégrée à son programme de réélection de novembre 2020, ainsi que le maire de Milan, le Conseil municipal de Dublin, Valencia en Espagne ou Portland aux États-Unis. L'organisation mondiale ONU Habitat soutient cette idée, de même que le Forum Economique Mondial qui y voit une solution pour que les villes de l'après-Covid soient « plus vertes, plus équitables et plus résilientes ».

Mais depuis deux mois, notre urbaniste a été pris en chasse par des trolls et les messages qu'il reçoit ont des relents de film noir. Menace de mort, souhait que sa famille et lui soient abattus par des barons de la drogue, proposition qu'il soit cloué dans un cercueil ou écrasé par un rouleau de ciment... Autant d’intimidations assassines qui s'échangent via des forums en ligne, par e-mail, un peu sur Twitter et Facebook, et massivement sur TikTok où le #15minutecitypropaganda réunit déjà plus d’un milliard de vues.

Derrière cette passion soudaine autour des travaux de l’universitaire, on trouve des négationnistes du changement climatique et des partisans du mouvement QAnon. Selon eux, le concept de villes de 15 minutes annoncerait les « verrouillages du changement climatique » – des « camps de prisonniers » urbains dans lesquels les mouvements des résidents seront surveillés pour être fortement restreints. Accusé d'être un Illuminati et/ou l’agent d'un gouvernement mondial totalitaire et invisible, Carlos Moreno a vu sa vie basculer. « Je n'étais plus un chercheur, j'étais Pol Pot, Staline, Hitler, indique-t-il. Je suis devenu, en une semaine, l'ennemi public n°1 ».

Des théories qui font le tour du monde

Le premier acte de cet embrasement s’est joué à Oxford quand une figure bien connue de l’extrême droite anglaise, l’ancienne femme d’affaires et journaliste Katie Hopkins s’est intéressée aux élections qui s’y tenaient. En inépuisable dénonciatrice des grands complots mondiaux, elle a publié une vidéo très alarmiste sur les objectifs du maire de la cité anglaise. Lui aussi voulait lancer une politique de la ville du quart d’heure, suivre donc la théorie de Carlos Moreno. « Ce n'est pas un hasard », affirmait-elle, laissant entendre que ce projet s'inscrivait dans une tendance gouvernementale de « contrôle coercitif ». Ses propos ont reçu un tel écho qu’ils ont provoqué de vrais débats à la Chambre des Lords.

Quelques semaines après, c’est au Canada que le sujet est réapparu. Jordan Peterson, une des voix les plus puissantes de l’extrême droite canadienne, a publié une vidéo sur le 15 Minute Cities, sobrement intitulée : I WARNED You That It Is Coming, 15 Minute Cities Are Here (à traduire par : Je vous ai prévenus que c’était en train d’arriver, les villes de 15 minutes sont là). La preuve qu’un plan international se déroule apparaît évidente au psychologue, professeur émérite de psychologie à l'université de Toronto, puisque le sujet des villes du quart d'heure revient régulièrement à l’occasion de différentes élections municipales, et ceci partout dans le monde. Et son discours est abondamment repris, partout sur les réseaux.

« C’est tout le problème concernant cette thématique, nous explique Carlos Moreno. La ville du quart d’heure est effectivement un sujet qui intéresse des villes, et chaque fois qu’un candidat l’inscrit à l’agenda dans le cadre de sa campagne, les trolls se réveillent. J’ai déjà subi ceux de l’Angleterre, du Canada, de l’Espagne, de l’Italie, du Brésil... Ce mouvement de contre-attaque est mondial. »

Un universitaire qui se fait troller : un cas qui n’est pas isolé

Carlos Moreno nous le confirme, son cas n’est pas isolé et autour de lui, d’autres chercheurs ont déjà été confrontés aux trolls. Il nous cite ses collègues spécialisés sur les questions du climat. « Eux aussi subissent régulièrement des campagnes de dénigrement, reçoivent des menaces, mais elles ne sont pas déployées à l’échelle internationale – ce qui est la particularité de ma situation, et qui lui donne un caractère particulièrement violent. » Actuellement en déplacement en Amérique du Sud, Carlos Moreno a été placé sous protection policière. Mais le système universitaire reste démuni face à de tels agissements : « Nous ne sommes pas formés, nous n’avons pas d’avocats, ni même de conseils juridiques. Je suis obligé de prendre conseil autour de moi ». Pourtant, le phénomène interroge les institutions.

Dans une interview donnée à l’American psychological association, Aleks Krotoski, podcasteur et psychologue qui étudie la façon dont l'information se propage en ligne, souligne que les chercheurs doivent envisager le trolling comme étant un risque inhérent à leur métier : « Nous devons maintenant parcourir une ligne très fine en termes de capacité de communication indépendante, a-t-il déclaré. La communication de notre science est toujours très, très importante, mais elle entraîne une situation périlleuse dans laquelle nous pouvons devenir le centre d'une tempête de feu ». Quant à Carlos Moreno, il reste philosophe. Il préfère nous citer Averroès, le philosophe andalou, plutôt que de se risquer à une analyse géopolitique de sa situation : « L'ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l'équation ».

Béatrice Sutter

J'ai une passion - prendre le pouls de l'époque - et deux amours - le numérique et la transition écologique. Je dirige la rédaction de L'ADN depuis sa création : une course de fond, un sprint - un job palpitant.
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