
Avec son concept de Jugaad, il invite les entrepreneurs à se méfier de la démesure, pour mieux réfléchir au sens de l'innovation. Navi Radjou nous livre ici ses réflexions sur l'évolution de ce concept, depuis son berceau : la Silicon Valley.
« À l’origine, l’état d’esprit des fondateurs de la Silicon Valley était de bâtir un monde meilleur grâce à la tech », rappelle Navi Radjou. « Venue de la côte Est des États-Unis il y a vingt ans, la première vague d’entrepreneurs voulaient donner du sens à l’innovation, contribuer au bien commun, faire de Palo Alto l’épicentre de l’innovation technologique au service de nobles causes. » Ce sont eux qui en ont bâti les fondements, posé les bases, la partie logicielle (le hardware). « Ils l’ont fait dans un certain esprit, empreint de patience de courage et de volonté. Dans une perspective de progrès aussi, avec cette force tranquille que confère la patience des rêveurs. »
Car comme le souligne Navi Radjou, le contexte dans lequel la tech est créée détermine pour beaucoup la nature de celle-ci. « L’important ce n’est pas la technologie, c’est l’usage que l'on en fait. Cette première génération voulait transformer la société, pas la disrupter à tout prix. »
L'ère du solutionnisme technologique
La bascule en termes de mentalité intervient à la fin des années 90, estime Navi Radjou. Le système s’emballe, les perspectives autour du commerce électronique font miroiter des rendements rapides aux investisseurs. C’est le temps de l’exubérance irrationnelle dont parle l’auteur Robert Schiller. Avec comme point d’orgue l’explosion de la bulle Internet au début des années 2000. Entretemps, les sociétés qui vendent de l’intangible sont malgré tout passées devant celles qui vendent des produits concrets. « L’intangible, les bits, ont pris le dessus. »
C’est le début du règne de la tech. « Les nouveaux maîtres de la Silicon Valley voient tout au travers du prisme de la tech, comme si la tech en elle-même était la solution. » Ils se posent alors en chantres d’une idéologie assez peu consistante, pas très mature, qui prône au mieux l’hédonisme, l’insouciance, le confort matériel.
Si l’on y regarde d’un peu plus près, c’est la notion de « progrès linéaire » qui se dessine. En creux, l'idée que l'on doit produire toujours plus, toujours plus sophistiqué : chaque année un nouvel iPhone, qu’à peine 10 % de la population mondiale pourra se payer. Au lieu de se préoccuper du sort de la planète ou de la société, on va chercher à atteindre la planète Mars, ou à inventer des technologies qui pallient l’imperfection de l’être humain. Lui qui est si limité, il faudrait l’augmenter, l’assister voire le remplacer par la technologie : c’est le transhumanisme.
Cette idéologie masque à peine la tentation de toute puissance, d’absolutisme chez ces patrons de la Silicon Valley. Ils sont soutenus et encouragés en cela par leurs conseils d’administration et leurs investisseurs, qui ne témoignent pas non plus d’une conscience sociale ou environnementale très aigüe. À les entendre, c’est comme si la main invisible de la tech allait s’en occuper toute seule, comme si pour chaque problème il existait une solution technologique. « C’est très irresponsable de leur part, juge Navi Radjou. Le risque, c’est que la tech de demain manque de sagesse, car elle va leur ressembler. Ce sont précisément ces jeunes gens-là qui codent les solutions de demain. »
Un changement de mentalités
En regard, Navi Radjou fonde beaucoup d’espoir sur la nouvelle génération, née autour des années 2000 et qui constitue déjà 32 % de la population. Les Millennials sont déjà moins obnubilés par la technologie, estime-t-il, puisqu’ils sont nés avec. Ils sont moins « techno-obsédés » donc plus enclins à lever la tête de leur ordinateur.
Et les cadres légaux se structurent. Face aux tentations hégémoniques des GAFA, l’Europe a déjà brandi le RGPD, sifflant en quelque sorte la fin de la récré. Preuve aussi que le centre de gravité de la tech bouge, que la Silicon Valley ne cristallise plus à elle seule tous les espoirs d’une génération.
Bien sûr, la tech n’est pas le problème. C’est l’usage qui en est fait. « Quand l’individualisme prend le pas sur l’intérêt collectif, les drones servent à livrer des bières ou des jus de fruits frais à des milliardaires sur des terrains de golf. En revanche, ces mêmes drones peuvent être utilisés pour transporter des vivres au cœur d’un camp de réfugiés ou fournir des mesures très précises sur la pollution d’une ville. »
« La bonne nouvelle c’est que le concept de tech for good a fini par se frayer un chemin jusque dans la Silicon Valley », sourit le théoricien.
L’entrepreneur et financier Bo Chao a par exemple décidé d’investir 100 millions de dollars dans un fonds d’investissement baptisé Evolve. Son but, à travers cette fondation : financer des startups dont le but n’est rien de moins que « soulager la souffrance humaine ». Dans la même veine, l’initiative Co-impact, soutenue par Bill et Melinda Gates, Romesh et Kathleen Wadhwani et hébergée par la Fondation Rockfeller, alloue des fonds conséquents à des projets de développement dans le monde entier, en leur permettant de changer d’échelle.
Déplacer le centre de gravité
Avec l’émergence de nouveaux acteurs, l’écosystème mondial va se redessiner. Les idoles de demain ne s’appelleront plus seulement Steve Jobs ou Bill Gates mais d’éminents inventeurs africains ou indiens vont prendre le relais. Ce seront ce que Navi Radjou appelle « des méta-innovateurs » qui changent le monde en profondeur grâce à des innovations « low tech » : qui ne nécessitent pas une technologie de pointe ni des moyens énormes. « Le but, affirme-t-il en paraphrasant un vieil adage, n’est pas d’apporter du poisson aux individus mais de leur apprendre à pêcher. »
L’innovation frugale qu’il appelle de ses vœux est en train de prendre forme sous nos yeux. L’initiative Farm From a Box en est une illustration. Elle fournit le matériel pour commencer une exploitation agricole livré dans un container. Oui, un container, comme l’un de ceux qui traversent le monde de part en part tous les jours.
« L’innovation emprunte des chemins insoupçonnés », insiste-t-il. En Afrique, l’ordinateur personnel (PC) n’a pas été une révolution comme dans tous les foyers occidentaux à la fin du XXe siècle. En revanche, le taux de pénétration du mobile y est plus important qu’ailleurs. Le système bancaire était quasi inexistant, et là encore grâce au mobile, il s’est développé. Il en va de même pour le réseau électrique jusque-là défaillant et qui s’est ponctuellement amélioré grâce au déploiement de panneaux solaires.
Se reconnecter à soi-même
« Et si on commençait par se changer soi-même ? » , suggère Navi Radjou. « Aussi important que de se connecter les uns les autres, il faut apprendre à se connecter avec soi-même. » Pour ce faire, Navi Radjou préconise la pratique de la méditation de pleine conscience. Il va même plus loin, et estime qu’il faudrait la généraliser au sein des Conseils d’Administration de la Silicon Valley. Une idée prônée par exemple par Marc Benioff le PDG de Salesforce, qui a lui-même instauré cette habitude avant chaque réunion de son comité exécutif.
La tour Salesforce à San Francisco, qui compte parmi les plus hautes de la ville, a été conçue avec des moines bouddhistes et incorpore une salle de méditation à chaque étage. Navi Radjou avance que pour prévenir le burn-out, un mal endémique dans la Silicon Valley, il faudrait installer des bornes de recharge énergétique, sur le modèle des bornes électriques à chaque coin de rue.
« Une idée d’hurluberlu » qu’il partage pourtant avec un nombre croissant de membres de l’écosystème. « Il ne s’agit ni plus ni moins du Jugaad à l’usage de votre corps. » Le Jugaad, dont le précepte est : faire mieux avec moins. D’ailleurs, au mois de mars 2019 San Francisco accueille le Wisdom Summit. La manifestation veut inspirer les Californiens et au-delà, envisager l’innovation de manière plus sage et plus éclairée.
Adresser les enjeux sociaux, environnementaux, de santé, d’énergie et d'éducation avec bienveillance et ouverture d’esprit, c’est finalement rendre justice aux idéaux des fondateurs de la Silicon Valley.
Cet article est paru initialement dans le hors-série "Business4Good" réalisé par L'ADN Studio en partenariat avec les #Intrapreneurs4Good de BNP Paribas. Retrouvez-les sur le compte Twitter @Intra4Good.
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