La parole partagée est notre oxygène. Et qu'elle s'échange via Zoom ou dans la fameuse salle de réunion, pourrait-on revoir la culture du reporting et des slides pour renouer avec l'art de la conversation ?
Renouer avec « un artisanat de la conversation »
Je me souviens, j’étais ému. C’était au printemps 2014, et je participais à un séminaire d’initiation aux techniques dites d’ « intelligence collective » . Ou plutôt, à « l’art d’accueillir les conversations qui comptent », pour le dire avec les mots évocateurs du mouvement Art of Hosting qui animait le stage. Pendant trois jours, la trentaine de participants venus de différents horizons – de la grande entreprise à la ferme agroécologique, en passant par le monde associatif – avaient expérimenté toutes sortes de méthodes dédiées à faire naître, laisser s’épanouir et forger une parole véritablement partagée : le « forum ouvert » ou le « world café », l’exercice de « la question puissante » ou encore la pratique du « codéveloppement ».
Nous goûtions ainsi, entre parfaits inconnus, à la joie régénératrice qu’offre une conversation authentique : où tous s’engagent et chacun s’enrichit. Mais une conversation qui n’avait rien du phénomène spontané. Au contraire, ce qui m’impressionnait le plus dans cette histoire, c’était le rôle essentiel des « facilitateurs » qui guidaient nos dialogues. Et qui, pour nous inviter à « écouter avec attention et parler avec intention » , cultivaient une posture tout en lâcher-prise : à la fois bien ancrée du côté de la méthode et totalement ouverte à ce qui survient. Un peu arbitres donc, veillant à ce que tout le monde s’exprime, que l’enjeu soit toujours au centre du dialogue, que les principes de l’exercice soient respectés. Et un peu psys aussi : sans attente ni intervention, si ce n’est prendre soin de ce qui se cherche et commence déjà à se formuler. Bref, ce que je comprenais, c’est que ces techniques, si astucieuses soient-elles, ont encore besoin d’être maniées avec esprit. Et que c’est une compétence à laquelle on peut s’entraîner et qu’on n’a jamais fini d’affiner.
J’étais ému, oui, par le côté foncièrement philosophique de l’affaire : ne s’agit-il pas, ici, de réinventer, pour notre temps, les conditions vertueuses d’un dialogue véritablement fécond ? Face à la vitrification de l’espace public par les avis d’experts et les éléments de langage, les opinions tranchées et les pitchs hypnotiques, les jugements express et les points Godwin, je voyais émerger une pratique alternative que nous pourrions appeler « un artisanat de la conversation ». Ou la capacité d’œuvrer à la formulation d’une parole commune : qui hybride les pensées en présence et élargit par là notre vision de la réalité.
L’homme, cet animal qui a le logos en partage
C’est qu’à l’évidence notre modernité tardive se caractérise par une sorte d’oubli : nous ne savons plus exactement ce que parler veut dire. Nous nous sommes habitués à considérer le langage comme un simple « outil de communication ». Outil par lequel un individu A informe un individu B de ce qu’il a « déjà » pensé – et vice et versa. En vérité, c’est un peu plus vaste que ça : la parole échangée est notre oxygène, et elle est notre véhicule. Elle nous précède et elle nous enveloppe. Elle nous restaure et elle nous transforme. Et, pour comprendre de quoi il retourne, le mieux est d’en repasser par les Grecs.
L’homme, écrivait Aristote, est le « zoon logos ekhon » : l’animal qui a le logos en partage. Or « logos » est un mot intraduisible pour nous : il signifie à la fois « parole » et « pensée ». Autrement dit, ce que savaient les Grecs, et que notre expérience parfois nous rappelle, c’est que, nous, humains, ne pensons qu’à la mesure où nous parlons. Nos idées ne sortent pas toutes armées de notre boîte crânienne, elles surgissent au tournant d’une conversation avec un autre. Il n’y a donc pas de pensée « privée », il n’y a de sens qu’en commun.
De fait, quel est le critère infaillible qui vous signale que vous êtes en train de participer à une authentique conversation ? C’est lorsque vous vous surprenez vous-même. C’est lorsque vous vous entendez dire ce que vous ne saviez pas que vous saviez. C’est lorsque votre être se transforme et que votre réalité s’étend. De là pouvons-nous en conclure que le sentiment de « perte de sens » qui rythme notre monde aujourd’hui est en fait directement corrélé à la raréfaction de la conversation véritable.
Et retrouver la parole vive...
Or voilà, ces conversations n’adviennent pas d’elles-mêmes. La parole est notre élément naturel, mais elle n’en a pas moins besoin de méthodes artificielles pour pouvoir se manifester. Les anciens le savaient, qui mobilisaient toutes sortes de protocoles réglés et affinés par la tradition. Par exemple : l’arbre à palabre des civilisations africaines, la disputatio des médiévaux, ou le dialogue des philosophes grecs, le rituel de confession « designé » par l’Église catholique ou encore l’art des correspondances amoureuses emblématisé par le roman de Choderlos de Laclos. Autant de disciplines subtiles que nous, modernes, préférant l’innovation excitante à la transmission patiente, avons progressivement désapprises.
Et c’est là qu’interviennent les artisans de la conversation. Eux proposent une conception laïque, c’est-à-dire post-traditionnelle et post-religieuse, de la discussion démocratique. Ils nous rappellent que, dans un monde où les problèmes à résoudre sont toujours plus complexes, les savoirs et les énergies de chacun sont requis afin d’inventer des manières neuves d’œuvrer ensemble.
C’est vrai pour le monde politique. Mais c’est également vrai pour le monde du travail. Que gagnerions-nous à promouvoir dans nos entreprises des méthodes pour la conversation plutôt qu’une culture de la négociation ? N’y aurait-il pas ici une issue heureuse au métier de manager : devenir des praticiens éclairés des processus d’intelligence collective ? Non plus remplir son emploi du temps par des reportings pénibles et des réunions PowerPoint, mais se former à ce « savoir faire et être » nouveau qui prend pour matière première la parole vive. Non plus distribuer des récompenses et des remontrances, mais apprivoiser patiemment les justes gestes par lesquels une conversation s’ouvre, se déploie et se conclut. Non plus organiser le consentement mais plutôt cultiver un libre engagement. Et découvrir, chemin faisant, que, comme dans toute pratique artisanale, apprendre à parfaire sa technique passe nécessairement par une simplification et donc une élévation de soi – et parfois même par la conquête d’un style propre. Le manager comme artisan de la conversation ? C’est sans doute ce qui pourrait lui arriver de mieux. Et c’est, de fait, déjà le cas dans certaines entreprises pionnières où il fait bon travailler.
Ou, plus précisément, où il fait bon prendre soin de cette part essentielle de notre humanité qu’est la parole partagée.
La chronique de Philippe Nassif est parue dans le numéro 22 de la revue de L'ADN, intitulée : "Comment tu me parles ? " Après l'ère du clash retrouvons le sens de la conversation. Offrez-vous une étincelle de joie, et procurez-vous la revue ici.
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