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« Face aux grands enjeux systémiques de notre temps, il faut sortir d’une posture réactive pour être dans l’anticipation et l’adaptation »

Avec Microsoft
© Bruno Mazodier

Christian Clot est un personnage singulier, à la fois explorateur et chercheur. Avec Adaptation, l'institut qu'il a fondé, il s'emploie à décortiquer les ressorts de l'adaptation des corps et des systèmes, de manière à nous fournir les compétences nécessaires pour l'époque d'incertitudes dans laquelle nous vivons. Un regard précieux pour permettre aux entreprises de naviguer en temps de crise, qu'il développe dans son dernier essai Covid et après ? Notre nouvelle terre inconnue, paru chez Michel Lafon.

L’essayiste Nassim Nicholas Taleb propose d’abandonner l’idée de résilience pour parler d’anti-fragilité. Il désigne par ce concept les organismes et les structures qui savent prospérer sous l’effet des chocs. Que pensez-vous de cette idée ?

CHRISTIAN CLOT : Je suis absolument convaincu qu’il faut abandonner l’idée de résilience, d’autant plus dans le contexte actuel. Ce concept a été développé à partir de l’expérience d’individus qui avaient traversé de graves traumatismes, et qui devaient se reconstruire de manière à revenir à leur état physique et psychique initial. Je considère que cette notion ne peut pas être une boussole dans le contexte actuel pour deux raisons. D’une part, la résilience ne s’applique pas aux groupes et aux systèmes, c’est avant tout un référentiel individuel. Et d’autre part, le principe même de la résilience est le retour à un état initial. Or, aujourd’hui, le monde change tellement vite et est traversé par tellement de crises qui s’entrecroisent que le retour à l’état initial n’est ni possible, ni souhaitable.

Pour moi, le paradigme de notre temps est celui de la transformation. Pour y faire face, nous avons besoin d’autres compétences que la résilience ; de mon côté, je développe la notion d’adaptation. L’anti-fragilité fait écho à cette idée d’adaptation, mais j’y vois un problème majeur : c’est le présupposé que l’on doit attendre le choc pour pouvoir évoluer et se transformer. Je considère au contraire que, face aux grands enjeux systémiques auxquels nous sommes collectivement confrontés, il nous faut cesser d’attendre la crise pour y réagir. Mais plutôt anticiper pour atténuer son amplitude et ses effets. Notre idée d’« adaptance », qui désigne le cheminement vers l’adaptation, répond à cet objectif d’anticipation des crises.

Quelles sont les étapes de ce cheminement ?

C. C. : Dans le cadre d’un choc externe, la première étape est de parvenir à se stabiliser. Une fois atteinte cette homéostasie fonctionnelle, il faut parvenir à la consolider dans le temps de manière à mieux résister dans le cas où une nouvelle crise surgit. N’oublions pas que, plus on évolue, moins les crises sont paramétrables ; c’est ce qui s’est passé avec cette pandémie que personne n’avait prévue ou anticipée. Le propre des grandes crises est de n’être pas prévisibles, à la différence d’un ouragan annoncé par exemple. Parallèlement aux étapes de stabilisation et d’homéostasie, il est donc important de former des équipes qui travaillent aux concepts du futur de manière à anticiper les grands changements de paradigmes à venir. En entreprise, ces changements sont souvent d’ordre formatif et éducatif, de manière à mettre en place les structures nécessaires pour être adaptable, non pas à la crise spécifique et particulière, mais bien à la crise comme matrice de notre époque.

©NASA

La crise et l’incertitude sont donc désormais les marqueurs de l’époque ?

C. C. : Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité connue, nous nous trouvons au croisement de trois crises systémiques. L’humanité a déjà connu les changements climatiques brutaux, les ruptures technologiques ou les évolutions de population. Mais, aujourd’hui, ces trois types de bouleversements profonds se cumulent et se renforcent mutuellement. Les dérèglements climatiques s’accélèrent. Les nouvelles technologies connaissent des avancées majeures : on parle beaucoup d’IA mais n’oublions pas les recherches en matière de génomique qui font que l’on pourra bientôt produire un être vivant de A à Z, en transformant l’ADN. Et enfin, nous connaissons des de vives tensions sociales et sociétales. Ces trois crises simultanées nous placent dans un contexte d’instabilité permanente.

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Qu’est-ce que cela signifie pour les entreprises ?

C. C. : Elles ne peuvent plus se contenter d’être dans un contexte de projection d’elles-mêmes dans un futur plus ou moins fantasmé. Ou se placer en réaction aux crises passées et déjà connues. Il faut que les entreprises parviennent à être simultanément dans la réaction aux crises passées et dans la construction du futur. Cette forme de synchronie c’est quelque chose que l’humanité ne connaît peu ou pas. Il faut réussir à transformer des équipes de manière à ce qu’elles soient adaptables face aux crises, mais aussi faire en sorte qu’elles anticipent le futur. Cela suppose des changements dans la structure même des entreprises, mais aussi dans leur manière de former leurs équipes.

Vous insistez sur l’idée de formation. Que préconisez-vous comme ajustements ?

C. C. : Il m’apparait important de mettre les acquis des recherches en neurosciences au service de la formation des équipes en entreprise. On sait désormais que la prise de décision est très largement informée par les émotions. Travailler sur la formation des émotions, comme par exemple la peur ou le stress, est donc très important. Cela permet ensuite de mieux paramétrer les besoins cognitifs des individus, de manière à ce que ces émotions ne deviennent pas incapacitantes et nous entravent dans la prise de décision. Ensuite, on sait que les fonctionnements cognitifs déterminent notre « puissance de charge », c’est-à-dire les moments où notre cerveau est en mesure de fonctionner à plein régime. Les gens devraient plus avoir conscience des moments où ils sont en aptitude absolue de pouvoir agir et décider, et ces moments fluctuent dans le temps. Enfin, il est fondamental de nourrir une capacité de projection imaginative pour être en mesure de construire le futur. Notre seule ressource pour cela est l’imaginaire, c’est-à-dire la capacité à projeter un monde qui n’existe pas encore.

Que nous manque-t-il pour cheminer sur la voie de l’adaptation ?

C. C. : À mon sens, aux prémisses de la compétence d’adaptation se trouve la notion de variabilité. Elle est très liée à celle d’imagination. Il faut distinguer le savoir « pur », c’est-à-dire les savoirs et les actions fonctionnelles auxquelles ont ne réfléchit plus, de la capacité à aller détecter et collecter des informations nouvelles. C’est cela la variabilité. Or notre système éducatif initial ne fonctionne qu’à partir de savoirs « purs ». On sait aujourd’hui réciter des vers en latin, faire des calculs mentaux complexes ; c’est très important, mais ça ne suffit plus. Il nous manque cette capacité à modéliser et traiter la variabilité. Et je constate qu’il y a des formes de résistance aujourd’hui. Par exemple, l'ex-ministre de l’éducation Najat Valaud-Belkacem avait proposé d’insérer des modules d’improvisation théâtrale dans les programmes scolaires…et s’était reçue une volée de bois vert. La réaction d’opposition à ce principe éducatif nouveau a été très violente. À mon sens c’était une excellente idée. L’improvisation permet de former les enfants à la variabilité en les éduquant au fait d’aller chercher une information et à la disrupter par rapport à un besoin.

Comment illustrer cette idée de variabilité ?

C. C. : Prenons une image simple : un rectangle représente la somme des savoirs accumulés jusqu’à présent. Nous sommes des experts du rectangle, excellant dans la compréhension et la maîtrise des savoirs associés à cette forme. Puis une crise survient. Or, le propre d’une crise est de transformer le rectangle en un rond. Sur le plan cognitif, notre cerveau n’est alors plus équipé pour appliquer son modèle formaté pour le rectangle à cette forme nouvelle. Si nous avions intégré dès nos apprentissages primaires plusieurs formes (rectangle, rond, triangle), nous serions alors en mesure d’aller solliciter le bon socle de compétences pour faire face à un changement brutal, en reconstruisant les compétences nécessaires pour l’affronter. C’est cela la compétence de variabilité. Mais on ne l’enseigne pas aujourd’hui, ni à l’école ni en entreprise.

Cette compétence est-elle déjà à l’œuvre, dans la nature ou dans d’autres systèmes ?

C. C. : Du point de vue des systèmes éducatifs, on le trouve en Suisse, en Corée du sud ou en Finlande. En Finlande par exemple, l’école est structurée par projets plus que par savoirs ; l’accent est mis sur le contact avec la nature. C’est dans ces pays que les individus et les collectifs performent et s’épanouissent le mieux dans le changement.

©Halfpoint

La transformation permanente est-elle l’unique solution à la crise ? Ne doit-on pas, à l’inverse, questionner la logique linéaire qui nous projette sans cesse vers un avant, un progrès dont on ne comprend pas bien l'issue ?

C. C. : Il me semble que la solution ce n’est pas la transformation permanente mais bien l’anticipation permanente et l’influence sur le futur. Aujourd’hui, on est encore dans un fonctionnement réactif. On se prépare plus ou moins, on subit la crise puis on met en place des fonctions réparatrices. C’est une dynamique de réaction et non pas d’anticipation. À titre d’exemple, le gouvernement prévoit une enveloppe de relance de 100 milliards d’euros, dont 6 milliards pour la santé. Mais s’est-on préoccupé de comprendre quels avaient été les défauts d’anticipation de cette crise ? C’est ce que j’appelle être uniquement dans une approche réactive, et non pas anticipatrice. Alors même qu’il y a beaucoup de chances que la prochaine fois que l’on soit surpris par quelque chose, ce ne soit pas par la santé. Ce sera peut-être une explosion nucléaire imprévue ou tout autre phénomène brutal. C’est cela une crise.

Que devrait mettre en œuvre immédiatement un bon leader aujourd’hui, en entreprise ?

C. C. : Trois choses. D’abord des formations pour faire basculer les managers en leaders. Nous manquons cruellement de leaders en France. Nous avons de très bons techniciens, des hauts-fonctionnaires, des experts de la systémique qui savent gérer le temps longs, mais peu de gens qui savent accompagner et gérer des équipes face à des événements complexes. Ensuite, former ces leaders à la prise et à l’acceptation du risque. Car c’est ce qui nous permet de chercher les nouveaux trajets et les nouvelles solutions. Enfin, tout bon leader a besoin de s’appuyer sur une cellule de vigilance (et non pas de cellule de crise), c’est-à-dire des personnes qui sont complètement dédiées à l’écoute des signaux faibles, qui ont une véritable écoute vis-à-vis de tout ce qui pourrait se mettre en impulsion avant que la crise majeure n’arrive.

Quels enseignements tirez-vous de vos années d’explorations et de mise à l’épreuve de votre corps dans des situations extrêmes ?

©Jon Flobrant

C. C. : J’en tire quatre enseignements. Le premier : on peut encore découvrir et changer ; nous ne sommes absolument pas arrivés au bout de la connaissance. Cela signifie qu’il existe toujours des alternatives à explorer. Il nous faut donc collectivement continuer à explorer, découvrir et à se poser des questions dans tous les domaines, de la comptabilité jusqu’à la recherche de nouvelles énergies. Le second : rester à l’écoute, y compris des gens qui ne sont pas forcément ceux qu’on se figure comme les plus compétents. Personnellement, j’ai déjà été plusieurs fois sauvé de la mort par des inconnus. Ce qui signifie que l’on devrait inclure dans les débats des personnes dont on n’aurait pas imaginé qu’elle soit légitime à y participer. Le troisième : la nécessite absolue de diversifier ses ressources et ses équipes. Je parle autant des personnes, et nous avons beaucoup de travail en France, que de cultures. J’ai l’habitude de dire qu’à chaque fois que l’on rejette un migrant à la mer on perd un peu de notre capacité à inventer le futur. Cette diversité de vision, de pensée est cruciale.

Et enfin, je rajouterais un quatrième point qui repose sur la capacité à modéliser l’émerveillement. Plus les situations sont difficiles, plus la charge mentale face à la complexité nous fatigue et nous stresse, et donc nous fatigue encore plus. Seule la surprise et l’émerveillement peuvent nous sortir de ce cercle vicieux. Dans mon cas, ça a été un coucher de soleil par exemple, ou une vision, une image, une odeur qui crée un dérivatif dans le cerveau pour s’extirper de la charge mentale. Il nous faut cultiver cette recherche de plaisir, elle nous sert pour franchir des montagnes, mais elle est aussi fonctionnellement positive pour notre cerveau. Et puis il faut parvenir à faire quelque chose de ce moment, le modéliser pour qu’il devienne une fonction cérébrale sur laquelle on peut s’appuyer en cas de difficulté. Mais cet élément ne doit pas reposer sur une projection dans un passé réconfortant, mais plutôt vers un futur souhaitable. Car, plutôt qu’en résilience je me trouve alors en situation d’adaptation.

Nastasia Hadjadji

Journaliste, Nastasia Hadjadji a débuté sa carrière comme pigiste pour la télévision et le web et couvre aujourd'hui les sujets en lien avec la nouvelle économie digitale et l'actualité des idées. Elle est diplômée de Sciences Po Bordeaux.
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