
L’empreinte carbone du numérique augmente de 6 % par an en moyenne, représente déjà 3 à 4 % des émissions mondiales. Quelles sont les pistes pour aller vers la « sobriété énergétique » ? Réponse avec The Shift Project.
Les technologies de l’information, aujourd’hui centrales et essentielles pour nos sociétés, jouent un rôle crucial dans la transformation de notre économie. Si ces équipements numériques et les usages qu’ils permettent et promettent semblent être conçus pour relever des défis toujours plus grands, cela ne les affranchit pas d’une réflexion sur leur pertinence environnementale. Telle était la tâche à laquelle s’est livré le « The Shift Project », think tank qui œuvre en faveur d'une économie libérée de la contrainte carbone dans son rapport « Mondes virtuels & Réseaux face à la double contrainte carbone » .
Interview croisée de Marlène De Bank, Ingénieure de projet au Shift Project et Hugo Jeanningros, enseignant-chercheur en sociologie du numérique à l'Université de technologie de Troyes (l'UTT).
Comment définissez-vous un monde virtuel ?
Marlène De Bank : Notre grille de lecture s'articule autour de 4 caractéristiques : immersion (plonger l'utilisateur dans un environnement virtuel), virtualisation (représentations virtuelles du monde réel), simultanéité (interaction en temps réel) et persistance (fait exister et transforme l'environnement virtuel indépendamment de la connexion de l'utilisateur ). Selon les caractéristiques que le monde virtuel présente, mais aussi la manière dont il est déployé (taille, commercialisation de biens, accès au service, intrication virtuel/réel), l'empreinte énergétique sera différente.
Vous qualifiez le métavers d' « objet frontière ». Qu'est-ce que cela signifie ?
H. J : L'objet frontière est une notion classique en sciences sociales (Star et Griesemer, 1989). Un objet frontière, (qui n'est pas forcément matériel) est suffisamment plastique pour s'adapter aux besoins locaux. Si chaque acteur va pouvoir adapter sa propre définition de l'objet, il va être suffisamment robuste pour maintenir une forme d'identité commune. Appliqué au Metavers, cela permet d'avoir une acceptation commune minimale qui lui permet d'être appelé « métavers » et suffisamment « flou » pour que chaque acteur puisse trouver d’une certaine manière midi à sa porte (univers 3D basé sur l'usage de casques de réalité virtuelle, jeu immersif en ligne tel que World of Warcraft, jumeau numérique d'une centrale nucléaire...).
Le rapport préconise une double approche : « Cas d'usage / directions technologiques ». Pourquoi ?
M. D. B : Usages et réseaux sont les deux faces d’une même dynamique, c'est pourquoi The Shift Project propose une double définition, par caractéristiques technologiques (infrastructures) d'une part et par cas d’usage (à quoi ces mondes virtuels vont servir) d'autre part. Pour chaque typologie de monde virtuel ou de métavers (immersif, persistant…), il faut identifier les technologies embarquées. C'est la première étape. Mais pour être pertinent, le calcul de l'empreinte énergétique doit aussi être corrélé aux cas d'usage et aux contextes d'utilisation. En effet, ce qui va compter, au-delà de la technologie elle-même, ce sont les usages de cette technologie. Si on prend l'exemple du télétravail, aucune entreprise ne le met en place de la même manière, l'impact est donc différent. Avoir deux portes d’entrée permet de ne pas passer à côté du sujet et de décrire les implications énergétiques et climatiques globales.

Pourquoi le numérique est-il un défi pour la décarbonation ?
M. D. B : Le numérique permet de produire ou de faire circuler des informations en vue d'optimiser certaines activités. Il peut également avoir un effet de substitution. Par exemple, les visioconférences peuvent permettre de limiter les déplacements en avion. Le numérique peut donc avoir des effets positifs. Mais pour d'autres situations, il peut constituer un défi, voire à certains égards un obstacle à la décarbonation de l'économie. Il faut garder en tête que les technologies numériques ne sont pas des outils virtuels, mais des supports physiques (terminaux, casques, lunettes, datacenters…). Ce sont autant de supports physiques qui consomment de l'énergie et des ressources tout au long de leur cycle de vie, de la conception à l'usage jusqu’au recyclage.
Dans le cas des visioconférences par exemple, le risque n’est-il pas d’augmenter la périodicité des réunions ce qui aurait pour effet d’annuler les effets positifs ?
H. J : En effet, pour établir la pertinence, il faut inclure et anticiper les effets rebonds. C’est le paradoxe de Jevons : un gain en efficacité énergétique ne produit pas forcément une baisse de consommation de ressources, mais peut au contraire conduire à une augmentation de la demande, et in fine à une consommation supérieure. Il ne faut pas attendre de l'innovation technologique qu'elle réduise mécaniquement l'empreinte et conduise à la sobriété. Par exemple, les antennes 5G et 6G sont plus économes. En revanche, elles sont conçues pour pouvoir permettre une explosion des usages. Dans ce cas-là, il n'y a aucune frugalité.
M. D. B : Pour éviter les effets rebonds, il faut évaluer les gains d’efficacité. Il est donc nécessaire d'avoir une approche de conception du système numérique complet (pas au niveau d'un sous-système). Réseaux, datacenters, terminaux, casques, lunettes… Comment on fait pour jouer à chaque endroit, pour réussir à faire baisser la consommation. C’est pourquoi les usages sont centraux sur l’impact des technologies.
En quoi ces technologies jouent-elles un rôle central pour transformer notre économie ?
H. J : Au sein de chaque organisation productive, le numérique transforme la communication entre les individus et leur environnement physique. Il induit aussi de nouvelles formes de consommation, à la fois de biens, de services et culturels. Au-delà, il participe à la redéfinition de la compétition internationale sur le plan économique. On l’a vu récemment au sujet de la régulation de l'intelligence artificielle sur le plan européen. Réguler, c’est prendre le risque de freiner les capacités d’innovation et in fine de prendre du retard sur le plan de la compétition internationale. Le fameux FOMO, « Fear of missing out ». Parce que les mondes virtuels représentent des opportunités de croissance, certains États ou organisations pourraient être tentés d’aller vite, sans prendre le temps de faire le bilan sur le plan environnemental. The Shift Project essaie de ramener l'environnement dans cette équation.
Pour rendre compatible numérique et contraintes planétaires vous préconisez une approche sous le prisme de la « double contrainte carbone ». De quoi s'agit-il ?
M. D. B : La double contrainte carbone est la contrainte représentée par le changement climatique et la raréfaction progressive des ressources énergétiques en pétrole et en gaz naturel. Chaque service numérique s’appuie sur des équipements dont la résilience et la pertinence doivent être interrogées au regard de la double contrainte carbone (réduction des émissions carbonées et affranchissement de notre dépendance aux énergies fossiles). Le numérique est un catalyseur : là où il est déployé, il permet d'optimiser, d'accélérer, de fluidifier… Le déployer sans stratégie conçue à l’aune de cette double contrainte engendre l’accélération de toutes les dynamiques. En faire un véritable outil de réinvention de nos activités pour les rendre compatibles avec les contraintes planétaires réclame une compréhension systémique des impacts du numérique et une stratégie adaptée.
Quelles sont les pistes pour aller vers la « sobriété énergétique » ?
M. D. B : Sur le sujet spécifique des mondes virtuels, comme on parle d’offres futures, qui pour la plupart n’existent pas encore, la stratégie consiste à conditionner le déploiement de nouveaux services à des études d’impacts préalables, standardisées et transparentes. La « Matrice - usages des mondes virtuels & effets induits directs sur le système numérique » de notre rapport, est un outil pour y parvenir. C'est une représentation graphique, une « boussole », pour permettre aux acteurs de l’écosystème de se poser les bonnes questions. Deux questions sont essentielles : quelle est l'empreinte environnementale des choix technologiques (trajectoire énergétique et climatique) ? Est-on capable de l'assumer ? À ce jour, les évaluations énergie-carbone du scénario « Méta-métavers » indiquent qu’entériner le déploiement indifférencié ou l’adoption généralisée des mondes virtuels, les traduire en politiques publiques (ou en l’absence de politiques publiques) et en stratégies économiques aurait pour effet de consolider les dynamiques qui placent aujourd’hui le numérique sur des trajectoires insoutenables. Des trajectoires incompatibles avec l’Accord de Paris et perpétuant nos dépendances énergétiques et matérielles. Pour garantir la pérennité de nos usages numériques, il faudra adapter nos systèmes à la double contrainte carbone.

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