Les entreprises font parfois appel à des recrues venues d’ailleurs pour se transformer. Est-ce la bonne solution ? Retour sur les cas d'AccorHotels, de BNP Leasing Solutions et Danone.
L'injonction est au cœur de toutes les stratégies mais une fois que l’intention y est, vient la question de sa mise en oeuvre. On recrute ? On promeut ? On achète ?
Pour Fabrice Cavarretta, professeur associé à l’Essec Business School, spécialiste des questions de management et d’entrepreneuriat, « le "champion" ou le chef de projet qui incarnera un projet entrepreneurial devrait être quelqu’un qui connaît la maison".
Car pour faire bouger une entreprise, il convient surtout d’être un « ingénieur social », capable d’entraîner et de donner à toutes et à tous l’envie de collaborer. « Cela prend des années. Faire appel à un champion qui vient d’ailleurs, c’est risquer un rejet social, l’impossibilité d’accéder aux ressources de l’entreprise : ses clients, ses fournisseurs, ses capacités techniques » .
Certaines personnalités savent impressionner un COMEX « mais leur principale qualité est de savoir s’exprimer comme sur la scène des TED Talks ». Face à ce schéma, « les acteurs qui sont là depuis 20 ans, qui s’efforcent de faire avancer les choses, peuvent se sentir utilisés comme des fournisseurs de services par "les jeunes ambitieux" qui viennent de débarquer ».
Le problème, c’est qu’il y a actuellement une sorte de panique sur ces sujets de l’innovation. « Les groupes n’ont pas le temps d’évaluer la performance de champions de l’innovation dans leurs postes précédents : ils sont débauchés dès qu’ils deviennent visibles dans la presse, souvent bien avant d'avoir fait la preuve de leur capacité à faire émerger de nouvelles activités viables… »
Pour conclure, l'idéal serait de « privilégier des collaborateurs avec du potentiel, de l’ouverture d’esprit et la capacité d'obtenir la collaboration de la structure », ce n’est pas la seule solution. « Si le projet ne dépend pas tant que cela de la structure et peut même s’en trouver handicapé, alors un extérieur peut être plus adapté ».
Témoignages.
Frédéric Fontaine, AccorHotels : « Plutôt que de dire que les gens intelligents se trouvent ailleurs, nous préférons motiver l’interne. »
Dès le départ, il porte le projet. « Jo&Joe a été la preuve permettant d’installer la légitimité de cette nouvelle cellule et de ses membres ». Aujourd’hui, l’équipe est composée de talents internes : marketeux, communicants, vendeurs, juristes... Frédéric Fontaine a la volonté de faire du Lab une structure évolutive, sorte de « parenthèse enchantée » où les gens viennent pour une durée déterminée : certains rejoignent l’entité, d’autres la quittent au fil des projets et des opportunités. « On n’y vient pas pour acquérir des compétences techniques, mais pour progresser autour de l’intelligence collective, de la gestion de projets et de la stratégie de l’innovation ».
Pour lui, c’est un véritable avantage de pouvoir compter sur des gens de l’interne plutôt que sur des externes. « On connaît le réseau, les contacts, la maison. On sait comment déverrouiller un sujet, où aller pour faire avancer les choses. Mais surtout, on sait qui embarquer, quelles compétences activer pour un projet, et dans quel contexte on se situe ».
La question de la fierté interne est aussi très forte. « Il y a une vraie volonté des gens de montrer que l’organisation est capable d’innover. Certaines entreprises préfèrent vanter les avantages d’un apport extérieur. C’est un peu comme si l’on disait que les gens intelligents se trouvent ailleurs… Nous, on trouve important de se rendre compte des talents que nous avons en interne, de les mobiliser et de réussir ensemble. Nous combinons acquisition de talents externes et motivation des talents internes. C’est très valorisant ».
Il admet l’importance de revoir son positionnement. « On sort des structures managériales classiques, top down. Je suis plus coach que manager… Il faut accepter de ne pas être le seul à avoir de bonnes idées ! » Une position parfois compliquée pour des externes qui arrivent et qui sont nommés chefs.
Évidemment, l’inspiration vient aussi d’ailleurs. « Ça nous arrive de faire appel à des talents externes : sociologues, experts en design thinking… Ils sont pilotés par le groupe. Nous fonctionnons vraiment selon un principe d’open innovation ».
Pour conclure, Frédéric Fontaine insiste sur l’importance d’avoir une posture de groupe. « Que l’on aborde le sujet de l’innovation avec des internes ou des externes, il doit y avoir avant tout une volonté. Celle de changer les choses avec bienveillance, écoute, respect et plaisir à travailler ensemble. Ça crée un climat beaucoup plus fertile ».
François-Régis Martin, BNP Paribas Leasing Solutions : « Pour transformer, il ne faut pas casser l’existant. »
Pour François-Régis Martin, faire appel à des gens qui connaissent l’entreprise pour mener à bien les projets de transformation permet de limiter la casse. « Nous n’avons pas la même appréhension de l’humain que quelqu’un qui ne connaît pas les équipes ou le passé de la société ». Sans compter que ce socle commun permet plus de liberté… « C’est rassurant pour les managers ou la direction générale de l’entreprise, ça facilite nos actions », poursuit Sophie Ernoux – car la confiance est déjà installée, mais aussi parce que les équipes savent quels terrains sont plus favorables, quels projets vont fédérer, et quelles idées il faut savoir laisser de côté.
Leur rôle en interne est de pousser une culture, notamment sur les sujets de l’intrapreneuriat, de mettre en place les conditions pour faciliter le changement, de proposer de nouvelles méthodes pour que l’entreprise se transforme. « Ça demande d’être convaincant et rassurant, mais aussi de comprendre les jalousies ou les freins qui peuvent exister ». Leur plus gros défi, c’est qu’ils ne peuvent pas se contenter « d’engager un minimum : il faut fédérer toute la société. Quand vous faites partie de l’interne, c’est plus facile d’embarquer le plus grand nombre… »
Sophie Ernoux et François-Régis Martin insistent sur l’importance de surveiller ce qui se passe ailleurs. « On ne peut pas innover autrement : nous regardons ce qui se fait dans le secteur bancaire, mais aussi dans d’autres industries ». En ce sens, les équipes ne sont pas hermétiques aux propositions de l’extérieur. « Mais pour mener des actions au quotidien, mener les bons partenariats et donner une direction, il est plus confortable de miser sur l’interne ».
Anne-Thévenet Abitbol, Danone : « Quand je suis arrivée, les gens ne comprenaient pas très bien ce que je faisais. Ils m’appelaient l’agitateuse d’idées… »
Celle qui vient de la publicité – elle était directrice du planning stratégique de CLM BBDO – apporte son regard sur les marques et leurs missions, au-delà du simple lancement de produit. Franck Riboud, le PDG de l’époque, la fait venir précisément parce qu’il ne veut plus cloner les équipes. « C’est plus facile de travailler avec des gens qui ont fait la même école que vous, qui sont dans la même compréhension des process. Ça va aussi plus vite. Mais c’est limité : c’est toujours intéressant de se confronter à des points de vue alternatifs, différents ».
Dès les débuts de son aventure, Anne Thévenet-Abitbol n’envisage pas de se substituer aux équipes en place, mais de les accompagner, de s’intégrer aux structures existantes. « Je n’avais d’ailleurs ni budget, ni équipe ! J’étais donc obligée d’aller chercher mes sources d’inspiration, ailleurs, en moi : sans budget, pas question de déléguer à des gens de l’extérieur qui font des études ou qui ne connaissent pas la réalité du quotidien » . Elle explique qu’en tant que nouvelle recrue, il ne faut surtout pas envisager les ressources existantes comme des prestataires à sa disposition. « C’est même le contraire : je me considère moi-même comme étant à leur service ! Dès que j’ai une idée, je dois trouver un client en interne pour m’aider à la mettre en place, à investir du temps ou de l’argent. Si ce n’est pas intéressant, je revois ma copie ». Elle conçoit les projets de façon à embarquer les gens. « Ce sont les leurs. On a besoin de considérer que l’on fait partie d’une petite tribu, dont chacun partage les valeurs ».
Elle insiste sur le besoin de gagner la confiance des équipes. Une tâche qui demande du temps… et des preuves ! « En général, on pense stratégie avant d’agir. Je préfère le contraire : pour moi, l’action nourrit la réflexion ».
À son arrivée, les gens ne savaient pas très bien comment l’appeler, ne comprenaient pas très bien sa mission. « Ils m’appelaient l’agitateuse d’idées… »
Premier élément à être agité : les bureaux ! « À l’époque, tous les bureaux étaient fermés. J’ai voulu marquer le fait que j’avais une manière de penser différente… et accueillante. Plutôt que de piocher dans le catalogue traditionnel, j’ai pris un catalogue IKEA et pour le même budget, j’ai acheté une table de cuisine, une bibliothèque, un canapé… Ça ressemblait à un studio d’étudiante ! J’ai aussi ouvert la porte : je voulais que les gens comprennent qu’ils pouvaient venir parler avec moi. C’est comme ça qu’ils m’ont repérée ».
Elle relate d’autres expériences qui l’ont aidée à faire ses preuves. « L’un des premiers e-mails que j’ai reçu venait du directeur juridique. Il m’a dit : "vous qui êtes la spécialiste des trucs bizarres, on m’a demandé de déposer un nouveau nom pour le changement d’identité de BIO, mais je ne le trouve un peu étrange"... Sans argent ni équipe, comment je résous ça ? » Elle finit par se rendre en magasin et essaye de comprendre la logique des noms de yaourts – qui était plutôt dénotative : Velouté, Bifidus Actif… - et de fromages blancs – plutôt connotative : Fjord, Jockey… « De notre côté, il fallait un nom qui dise "transit", bio veut dire "vie"… Je trouve "VIA". Je l’ai proposé au marketing, qui bossait sur le changement de nom depuis des années ». Les équipes s’étaient forgé leurs propres convictions, avaient réalisé de nombreuses études. « Quand tu arrives de l’extérieur, tu apportes une certaine fraîcheur, tu vois ce qui ne va pas ».
Autre exemple : faire de la marque Evian une marque de cosmétiques, avec Johnson & Johnson. « Des études montrent que les extensions de marque ne réussissent que si elles sont gérées par des gens extérieurs à la marque, parce qu'ils se permettent plus de liberté. Pour les équipes en place à l'époque, Evian devait rester centrée sur l'eau uniquement. Avec Johnson & Johnson nous avons pensé que nous pouvions la décliner plus loin, sur de l'hydratation en... cosmétique ! Et nous avons créé Evian Affinity », qui devient rapidement la quatrième marque de son marché.
Anne Thévenet-Abitbol a la chance de capter « ce qui se passe dans l’air du temps ». Puis, de manière très pragmatique, elle le « déroule jusqu’en bas, jusqu’à ce que ce soit ancré. C’est une manière de procéder très verticale, à la différence de la démarche de l'expert, qui elle, est plus horizontale ».
Elle admet que face au défi qui l’attendait en arrivant, tout le monde n’aurait pas adopté la même attitude. « Soit tu te dis : c’est quoi mon poste au juste, ce n’est pas du tout précis ! Soit tu te dis : le monde est à moi, tout est observable, tout est possible ».
[…] « Pour transformer, il ne faut pas casser l’existant. » Plus qu’une jolie formule, cette phrase est devenu une mission pour les entreprises qui voient en la transformation numérique, une opportunité d’inclure leurs collaborateurs historiques. […]