Des mains d'un homme et 'une femme ouvrant leurs portefeuilles

Le pouvoir d'achat, cette passion française

Et si le pouvoir d’achat n’était qu’un écran de fumée, destiné à détourner notre énergie politique vers le supermarché ? Dans un essai stimulant, Benoît Heilbrunn démonte ce mythe bien français qui réduit le citoyen à sa capacité de consommer. Entretien.

Et si le « pouvoir d'achat » était l'arbre qui cache la forêt de notre impuissance politique ? Cette obsession française, qui accapare le débat public et vit sa meilleure vie depuis deux années marquées par l'inflation, détourne notre attention des enjeux fondamentaux, comme celui d’une véritable politique de la consommation. Telle est la thèse défendue par Benoît Heilbrunn. Philosophe et professeur à l'ESCP, il est aussi codirecteur de l'observatoire « Marques, imaginaires de consommation et politique » à la Fondation Jean-Jaurès. Dans Ce que nous cache le mythe du pouvoir d'achat, l’auteur perce à jour les mécanismes pervers d'une notion qui, sous couvert de défendre les consommateurs, les dépossède en réalité de leur pouvoir citoyen. À l'heure où notre modèle de société doit se réinventer face à l'urgence climatique, cet essai percutant nous incite à dépasser une « mystique » aux allures de culte, dans laquelle les citoyens sont réduits à leur seule qualité d’acheteur – quitte à jouer dangereusement avec leur ressentiment, quand ils n’ont plus les moyens d’exercer cette souveraineté illusoire. Entretien.

« Rengaine qui œuvre comme un poison lent », « notion gélatineuse » … Vous n’avez pas de mots assez durs pour qualifier le pouvoir d’achat, un mythe qui s’est imposé dans le débat public. Pourquoi y a-t-il urgence à en finir avec cette obsession ?

Benoît Heilbrunn : Je pense tout d’abord qu’il faut se méfier des notions répétées à satiété, et que l’on ne se donne plus même la peine de définir. Le pouvoir d’achat est un oxymore dans la mesure où l’on ne saurait réduire le pouvoir d’un individu à sa capacité d’achat. Pour autant, la notion de pouvoir est cruciale, et il importe de redonner de la souveraineté aux individus dans le système de consommation qui est indissociable du système de production. C’est de cette forme de souveraineté dont il faudrait parler. Celle qui permet, grâce à des modalités propres, à la démocratie délibérative, de faire participer les citoyens à des décisions qui affectent la structure même de leur vie quotidienne et qui concernent les investissements dans des domaines tels que le logement, le transport, la santé, l’éducation.

En réduisant la consommation à l’achat d’aliments ou d’énergie, on oblitère sa dimension politique et le poids des décisions collectives pour orienter le système. La récurrence de cette notion dans le discours social et politique est pernicieuse et traduit tout simplement l’absence d’une politique concertée de la consommation – d’ailleurs réduite à un secrétariat d’État (c’est tout dire).

Comment expliquez-vous que le pouvoir d'achat soit devenu une passion française ?

B.H. : Il n’y a effectivement qu’en France que l’on parle de pouvoir d’achat. Dans d’autres pays, on parle davantage de revenus ou de politique salariale, ce qui n’est pas du tout la même chose. Et cela nous rappelle que l’on ne peut évoquer la question de la consommation sans évoquer celle du travail. Il me semble que la culture consumériste s’est largement construite en France sur une idéologie qui associe le prix bas et la liberté. Que l’on pense à la campagne emblématique des produits libres de Carrefour en 1976 : elle introduisait déjà l’idée d’une polarisation morale entre les méchants fabricants, avides de marges, et les pauvres petits consommateurs, déjà portraiturés comme des victimes du système marchand, forcées à avaler des significations fabriquées en amont par les marques et le système publicitaire. Notre système marchand s’est construit sur cette rhétorique victimaire et dommageable. Elle réduit les citoyens à une forme de passivité, en les transformant en chasseurs de ristournes, au sein d’un système de production-consommation dans lequel on ne leur demande jamais leur avis – même si le marketing leur fait croire qu’ils en sont les rois. Ensuite, je pense qu’en abrogeant implicitement la loi d’interdiction de vente à perte, la LME (loi de modernisation économique) de 2008 (qui autorise les distributeurs à déduire les marges arrières du prix de vente) a plongé le système marchand dans une logique de guerre des prix généralisée. Celle-ci a pour conséquence de détruire de la valeur économique en favorisant la recherche de l’effet d’aubaine comme seule motivation d’achat, et finalement comme seul horizon politique.

Sur quoi repose la « mystique » du pouvoir d’achat ?

B.H. : Le marketing a infusé tous les pores de notre culture, transformant tout en marchandise et cherchant sans cesse à accroître la fréquence de nos achats et les quantités consommées. Le marketing fait de nous des citoyens réduits à une fonction essentielle qui est la consommation, nous ôtant toute légitimité autre que celle d’être guidés par l’effet d’aubaine et les promos. À cela s’ajoute notre quête permanente du bien-être et le fait que, selon un mécanisme bien connu qui est le tapis roulant hédonique, nous nous habituons à toutes les améliorations qualitatives de notre niveau de vie. Celui-ci ne cesse de s’améliorer, alors que beaucoup pensent que leur pouvoir d’achat ne fait que décroître. Cette illusion pernicieuse ne fait que nourrir un ressentiment qui peut être explosif à terme.

Vous évoquez une « abdication du politique » face aux acteurs de la distribution sur le sujet de la consommation. Que voulez-vous dire par là ? Comment le politique peut-il se réapproprier la question de la consommation ?

B.H. : La récupération de la notion de pouvoir d’achat par le politique montre tout simplement que la consommation n’est toujours pas considérée comme un sujet politique en France. En la réduisant à la seule question de l’achat et du prix, on oblitère les effets de structure et les articulations production-consommation, qui sont fondamentales. En emboîtant le pas des distributeurs, les politiques montrent qu’ils sont à la solde du pouvoir des marchands, ce qui explique en partie pourquoi ils sont incapables de réglementer le marché, alors que c’est l’outil qu’il faut privilégier pour espérer faire bifurquer le système.

Vous mettez en garde contre la transformation de ce mythe en idéologie « normative et prescriptive », à l’instar de « la performance, le bien-être ou encore le développement durable ». Quels risques courons-nous, en tant que société, à laisser cette évolution se produire ?

B.H. : L’idéologie du pouvoir d’achat n’est que la perpétuation de notre obsession du bien-être. Comme le montrait déjà Tocqueville à propos de la démocratie américaine, nous sommes sous l’emprise du dieu confort et prêts à abdiquer notre liberté face à un tyran qui nous promettrait de préserver ce niveau de confort. La recherche permanente du confort nous aveugle et nous anesthésie. Elle nous empêche de penser d’autres luttes collectives plus cruciales que la seule quête d’une ristourne ou d’un produit gratuit. Elle enferme la consommation dans le seul registre des biens matériels, alors que la consommation comprend des biens autrement plus essentiels comme la santé, l’éducation, l’accès à un air non pollué, etc.

Vous plaidez pour un « capitalisme de la substance » qui redonnerait une dignité à la matière et à nous-mêmes. Que voulez-vous dire ?

B.H. : Ce que je veux dire par là, c’est que le capitalisme a gorgé la marchandise, quelle qu’elle soit, d’émotions et d’une très forte dimension symbolique – ces deux leviers attisant la convoitise du chaland et permettant d’augmenter la valeur perçue, et donc le prix. Le capitalisme a donc fait le pari de la dimension immatérielle, alors que Marx insiste dans Le Capital sur la valeur-travail de la marchandise (que l’on a complètement oubliée) et sur l’importance de ses qualités intrinsèques. Or, combien de marchés ne communiquent guère sur le produit, favorisant des éléments périphériques, renvoyant la communication à une pure gesticulation symbolique, au simulacre, voire au seul effet buzz. Que l’on pense au champagne, au parfum… Autant de catégories dans lesquelles le discours sur le produit est marginal, voire inexistant. Je plaide donc pour une revalorisation des qualités intrinsèques des produits, ce qui d’une certaine façon nous obligerait à une forme de « qualitarisme », c’est-à-dire de défense de la qualité comme principe, à une époque du baratin généralisé où les marques s’autorisent à dire tout et n’importe quoi. Il faut donc revaloriser la substance, la dimension polysensorielle des produits – ce qui induit une éducation au goût, aux gestes.

Le prestige est une « dimension fondamentale de l'être humain ». Pouvez-vous développer le rôle du prestige, du superflu, dans notre rapport à la consommation ?

B.H. : Notre représentation du prestige reste trop souvent scotchée à la très lucide analyse qu’a faite le sociologue Thorstein Veblen à la fin du xixe siècle de la classe de loisirs américaine. Il a montré que ces individus qui sont rentiers et n’ont pas besoin de travailler pour vivre passent l’essentiel de leur temps à acheter des biens – qu’il estime pour la plupart inutiles – leur permettant de montrer aux autres leur statut et leur richesse. Veblen décrit ainsi ce qu’il appelle la « consommation ostentatoire ». Mais ne nous méprenons pas : le prestige n’est pas un mécanisme réservé à une élite aisée. Nous avons tous besoin de nous persuader que nous ne nous contentons pas du strict nécessaire, ce qui est en fait un principe de commune humanité. C’est l’une des grandes forces d’une enseigne comme Action, qui arrive à persuader des individus disposant d’un budget très serré qu’ils peuvent néanmoins se permettre d’acheter des babioles qu’ils savent très bien ne pas être indispensables. C’est, en quelque sorte, l’utilité de l’inutile qui nous rappelle que l’on ne peut s’abstraire de la question du prestige, quand on réfléchit à la consommation. Le prestige ne concerne donc pas uniquement les dépenses d’apparat auxquelles on l’a trop souvent réduit.

Que perdons-nous, en tant que société et en tant qu'individus, quand nous réduisons notre conception du pouvoir à la seule capacité d’acheter ad nauseam ? Comment récupérer du pouvoir dans un système capitaliste ?

B.H. : Nous perdons tout simplement notre souveraineté de citoyens. À partir du moment où l’on réduit la citoyenneté à la capacité d’acheter, il va de soi que l’on oblitère toute forme d’action politique autre que fondée sur le ressentiment consumériste.

C’est pourquoi la dimension délibérative de la consommation doit être renforcée, afin que les citoyens aient les moyens d’exprimer des choix collectifs concernant des éléments structurels du système de consommation-production. Car la vraie question d’une politique de la consommation est celle du partage : comment partage-t-on les biens privés et les biens publics ? Comment partage-t-on les ressources ? Comment partage-t-on la valeur économique produite ? Ce n'est qu’en proposant une réponse concertée à ces trois questions que l’on pourra proposer une véritable politique de la consommation.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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