Thiel, Musk, Andreesen

Petite histoire de la lourde influence des libertariens de la tech

Loin d’être un accident, le virage libertarien de la tech right américaine puise dans un imaginaire politique mêlant néolibéralisme radical, pessimisme civilisationnel et culte du génie individuel.

« Je ne crois plus que liberté individuelle et démocratie soient compatibles », écrivait Peter Thiel, cofondateur de PayPal, dès 2009. Autrefois marginale, la pensée libertarienne est devenue la boussole des milliardaires américains de la tech : Elon Musk, David Sacks, Marc Andreessen…, tous militent désormais pour réduire l’action de l’État au minimum, et confier le reste au marché. Mais derrière l’apparente improvisation de leurs sorties médiatiques, ces magnats du numérique s’appuient sur un corpus idéologique savamment construit. Petit tour d’horizon des figures tutélaires de cette droite technoréactionnaire.

Les vieux libéraux qui hantent encore la Valley

En 1947, la Société du Mont Pèlerin est fondée par de grands noms de l’économie libérale : Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et Milton Friedman. Ensemble, ils imaginent un idéal : l’État au service de la libre entreprise. Ce cercle d’intellectuels libéraux forme la base idéologique des libertariens modernes. 

Ayn Rand s’inscrit dans cette lignée en publiant La Grève en 1957. Elle y fait le récit d’une élite d’entrepreneurs éclairés, lassés de l’État parasitaire, qui se retirent pour bâtir leur société parallèle. Ode à l’individu héroïque, son roman participe au culte de la réussite personnelle. Il fascine plusieurs générations de patrons de la Silicon Valley, de Steve Jobs à Elon Musk.

Les cypherpunks et la naissance du logiciel libertarien

Le projet libertarien change de terrain dans les années 1990 : il migre dans le cyberespace. Place aux « cypherpunks », de cipher (chiffrement) et punk (clin d’œil au cyberpunk). Dans son Manifeste crypto-anarchiste paru en 1988, Tim May rêve ainsi de libérer les individus du contrôle étatique grâce à la cryptographie. Il sera notamment une source d’inspiration pour le créateur du bitcoin, Satoshi Nakamoto. 

En 1997, le journaliste William Rees-Mogg et l’investisseur James Dale Davidson vont plus loin avec L’Individu souverain : comment survivre et prospérer pendant l’effondrement de l’État-providence. Entre futurisme et conseils financiers, le livre prophétise la façon dont des « cyber-monnaies » aideront à détruire les États-nations, préparant le terrain pour de nouvelles élites. Ce best-seller underground est adulé par Peter Thiel, qui s’en inspire pour créer PayPal. Il séduit également l’influent capital-risqueur Marc Andreessen, qui l’a qualifié de « livre le plus stimulant sur les évolutions du xxiᵉ siècle qu’il ait jamais lu ».

Curtis Yarvin et les « Lumières sombres », le côté obscur de la force

Plus question d’abattre l’État : mieux vaut le pirater de l’intérieur pour reconstruire sur ses ruines. C’est l’idée de Curtis Yarvin, un informaticien-blogueur devenu le philosophe de poche de Peter Thiel. Pour lui, la démocratie est dépassée. Ce penseur des « Lumières sombres » préconise de vider progressivement l’État de sa substance, le remodelant de l’intérieur à l’image d’une simple entreprise.

Mi-troll, mi-gourou, il écrit sous le pseudo de Mencius Moldbug. Son allure rappelle bizarrement celle de Severus Rogue, le sombre sorcier de la saga Harry Potter. Comme lui, il murmure aux oreilles des puissants. Mais son influence n’est pas fictionnelle : sa « philosophie » inspire la vision politique de l’administration Trump, notamment celle du vice-président américain J. D. Vance.

Balaji Srinivasan, l’utopiste post-État

Dernier héritier de cette pensée : Balaji Srinivasan, ex-directeur technique de la plateforme crypto Coinbase. Il publie en 2022 un manuel d’autodétermination numérique, L’État-réseau : comment lancer sa propre nation, pour concrétiser ce qu’il appelle « l’ultime défection de la Silicon Valley ». Son projet ? Fonder des nations dans le cloud, autour de communautés idéologiques soudées, prêtes à faire sécession — d’abord en ligne, puis physiquement. Pour cela, il prône la fuite : vers de nouvelles terres ou des territoires délaissés. 

Son utopie trouve une traduction concrète au Honduras avec Próspera, une sorte de cité-État coloniale de crypto bros créée en 2020. Depuis, le gouvernement et la population locale cherchent à s’en débarrasser, sans succès. Même idée avec le projet Praxis : une cité futuriste qui veut s’implanter au Groenland. Ces expériences font écho à Donald Trump et ses freedom cities : des zones franches made in USA où tout serait à expérimenter (sauf la démocratie).

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