
De l'exploitation des mèmes à la bronca autour de la tarification dynamique du live, en passant par les séries synthographiques qui cartonnent en Chine : sous l’empire des algorithmes, l’entertainment se réinvente en temps réel.
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Catchphrases et copyright : bienvenue dans le mème business
Du « very demure, very mindful » de l'influenceuse Jools Lebron à « la question, elle est vite répondue » et à « salut à toi, jeune entrepreneur » de Jean-Pierre Fanguin, la course aux droits des répliques virales est devenue un business model à part entière – et pas forcément au bénéfice de ceux qui en sont à l’origine. Jools Lebron a eu ainsi la surprise de voir son expression déposée auprès du bureau américain des brevets et des marques par un résident de Washington nommé Jefferson A. Bates et la société Do or Drink. L’affaire est entre les mains des avocats.
Cette mésaventure, qui n’est pas une première, se fait toutefois plus rare. Les influenceurs, particulièrement ceux issus des communautés noires ou queers, sont aujourd'hui mieux sensibilisés aux questions d'appropriation culturelle, et rapidement conseillés pour verrouiller leurs droits. Une prise de conscience collective qui fait suite à de nombreux cas d'appropriation non rémunérée, comme celui emblématique de Kayla Newman alias Peaches Monroe, qui a dû lancer une campagne GoFundMe. En 2014, son expression « on fleek » ( « réussi », pour qualifier son maquillage des sourcils), lancée sur Vine, avait massivement été reprise par moult marques ou célébrités comme Ariana Grande et Kim Kardashian, sans la moindre compensation financière.
Le phénomène témoigne d'une professionnalisation de l'économie des mèmes. Les contenus viraux, autrefois considérés comme des phénomènes éphémères et gratuits, sont désormais traités comme de véritables actifs commerciaux. Le cas de Jean-Pierre Fanguin, qui dit avoir engrangé de grosses sommes d’argent grâce à l'exploitation des droits de son expression devenue culte, en illustre le potentiel lucratif. Au-delà des revenus publicitaires, la monétisation des mèmes s'étend au merchandising, aux partenariats de marques et licences d'exploitation, créant tout un écosystème commercial autour de la viralité. Quitte à attirer les opportunistes, ou à user leur humour jusqu’à la corde.
Les dramas synthographiques débarquent
Début 2023, un Will Smith plein de glitches s’enfilait une plâtrée de spaghettis dans une vidéo malaisante, générée par l’IA text-to-video d’Alibaba, Modelscope. Un an plus tard, les dramas synthographiques (générés par IA) pour smartphones cassent la baraque en Chine. The Mirror of Mountains and Seas a généré plus de 52 millions de vues sur l'application Kuaishou. De même, Sanxingdui : Revelation of the Future, coproduite par Bona Film Group et Douyin (version chinoise de TikTok), a atteint 140 millions de vues depuis juillet.
Selon le média Sixth Tone, le marché du drama en Chine est ainsi en passe de connaître une croissance exponentielle (+70 %), avec des projections à 100 milliards de yuans (12,7 milliards d'euros) d'ici cinq ans. Un boom dû en partie aux technologies qui permettent de démultiplier l’offre de contenu – même si tout n’est pas parfait : pas de mouvements de caméra sophistiqués, narration en voix off, voire des personnages qui changent de tête (!).
En Occident, les choses sont différentes. Après les grèves de 2023, l’inquiétude règne à Hollywood. Pour Barry Diller, ancien baron de l’industrie, qui a dirigé Paramount Pictures et Universal, pas de doute : « L’emprise d’Hollywood sur le monde du divertissement a disparu. » Au Financial Times, il explique que Netflix, Amazon et Apple sont devenus maîtres du cinéma et de la télévision. Conséquence ? Une dilution du pouvoir décisionnel, nuisible à la création, ainsi qu’une fusion croissante avec les technologies de génération d’images par IA.
Andreessen Horowitz, qui a investi 7,6 milliards de dollars dans l'IA, prévoit, lui, l'émergence d'un « nouveau Pixar » , faisant écho à la révolution des graphismes 3D dans l'animation. Pour le célèbre fonds d’investissement, l'IA générative permettra une transformation radicale de la narration créative, avec des formats inédits de storytelling. Ces œuvres, hybrides entre séries et jeux vidéo, rendront possible l’interaction du spectateur avec un contenu dynamique, se modifiant en temps réel pour maximiser l'engagement dans un contexte de guerre de l'attention.
Sur un versant expérimental, c’est d’ailleurs l’esprit du documentaire ENO, œuvre générative sur l’artiste Brian Eno réalisée par Gary Hustwit. Ce film offre une expérience unique à chaque projection, présentant des scènes, un ordre narratif et une bande sonore différents à chaque visionnage.
Le dynamic pricing de la discorde
En attendant que les contenus deviennent dynamiques, les algorithmes ont déjà jeté leur dévolu sur le pricing. La tarification dynamique est un nouveau point de contention majeur de l’industrie du live. À l’ère du tout-algorithme, la pratique, d’abord déployée dans l’énergie, puis dans les transports, se diffuse désormais dans toute l’économie (voyez, par exemple, les signaux faibles de notre chapitre Distribution) – et le spectacle vivant n’y échappe pas.
Si le procédé n’est pas entièrement nouveau dans le secteur, la polémique a pris de l’ampleur en 2024 à l’occasion de la reformation inattendue d’Oasis, de la ferveur qu’elle a suscitée chez les Britanniques, et du chaos qui s’en est suivi sur les plateformes de Ticketmaster. Robert Smith, leader du légendaire groupe The Cure, s'est récemment exprimé dans le Sunday Times pour dénoncer cette pratique qu'il qualifie d' « arnaque » motivée par « l'avidité » . Ses défenseurs la justifient par la nécessité de lutter contre la revente illégale et de compenser la hausse des coûts des tournées, dans un contexte où les revenus du streaming et des supports physiques s'effondrent.
De nombreuses questions restent toutefois en suspens, de la transparence des algorithmes aux enjeux sociétaux – notamment en France, où l’exception culturelle porte en son cœur l’accessibilité aux arts pour tous. Au point que certains, comme Guillaume Fraissard, chef du service Culture au « Monde », s’interrogent : « Le concert va-t-il devenir un produit d’hyperluxe ? »
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