une statue de trump en or

Peut-on encore se moquer du trumpisme ?

© Beeple

Le pouvoir réactionnaire américain compose une réalité si folle et si grotesque qu'elle détrône le pouvoir comique de la caricature. Est-ce là le superpouvoir de l'esthétique et de la communication postmodernes ?

En février 2016, alors que le président Trump s’emparait pour la première fois de la Maison-Blanche, Trey Parker, le génial co-créateur de South Park, évoquait auprès d’un média australien sa difficulté à critiquer le président dans sa série animée. « C'est vraiment délicat maintenant, parce que la satire est devenue réalité, expliquait-il. J’ai l’impression qu’ils font eux-mêmes l’humour et les blagues. Et comme ils les font déjà, tu ne peux pas te moquer d’eux. »

Neuf ans plus tard, la même logique s’impose. Le dernier exemple en date, c’est la fameuse vidéo « Trump Gaza » qui a fait couler beaucoup d’encre. Postée par Donald Trump sur son compte Truth Social, la vidéo présentant sa vision surréaliste de la bande de Gaza avait d’abord été conçue comme une sorte de « satire » par ses deux réalisateurs, Ariel Vromen et Solo Avital. On utilise les guillemets car, dans l’interview qu’ils ont donnée au journal Libération, les deux créateurs ne se revendiquent pas vraiment comme des opposants à Trump et épousent bien volontiers sa vision des choses. Si elle prend des atours satiriques, avec une esthétique criarde et grotesque, elle porte un message plus ambigu qu’il n’y paraît, un peu comme si les auteurs eux-mêmes ne savaient plus ce qu’est la satire et ne s’emparaient que de son vernis sans y ajouter la substance.

Le cas Beeple

Ce n’est pas la première fois qu’une œuvre artistique évolue ainsi dans les eaux troubles de « la-satire-qui-n’en-est-pas-vraiment-une ». Comme l’explique l’artiste numérique Gregory Chatonsky, un créateur en particulier semble avoir défini l’esthétique et la tonalité trumpiste. Il s’agit de Mike Winkelmann, plus connu sous le pseudo de Beeple, qui s’est fait connaître du grand public en 2021 en réalisant la plus grosse vente en NFT de l’histoire de l’art (3,7 millions de dollars). Sa série intitulée Everydays est constituée d’images numériques en 3D qui sont publiées quotidiennement sur son site. Explorant les travers des figures contemporaines, l’art de Beeple semble à première vue satirique. On y croise des Donald Trump bedonnants, des Elon Musk en Atlas surmusclé qui capturent des oiseaux bleus, ou des Jeff Bezos souriants envoyés dans l’espace.

Malgré ce vernis critique, Gregory Chatonsky estime que Beeple a évolué plutôt dans le sens du pouvoir autoritaire en place. « Je pense qu’il incarne l’Arno Breker (un sculpteur promu par le nazisme) de son époque, explique-t-il. Il est porteur d’une esthétique qui convient parfaitement aux fascistes actuels, car elle se moque de tout, et renvoie tout à l’absurde, mais sans humour. Une personne comme Trump ou Musk semble être moquée, mais ces derniers ne trouvent pas du tout ça gênant, bien au contraire. L’art de Beeple renforce leur présence médiatique, ce qui rend toutes ces tentatives de critique inefficaces. Ce qui reste à la fin, c’est la volonté de ces gens de rester constamment au centre des flux d’information, peu importe qu’il s’agisse de parodie ou de premier degré. »

« Légalisez l’humour ! »

Pour comprendre comment le trumpisme a réussi ce tour de force qui consiste à exploiter sa propre critique, il faut replonger dans l’un des grands principes informels de l’Internet, la Loi de Poe. Formalisée par l’internaute Nathan Poe alors que ce dernier participait à une discussion de forum sur le créationnisme en 2009, cette loi stipule que sur Internet, sans indication d’humour claire comme un smiley, toute expression parodique ou sarcastique d'opinions outrancières peut être confondue par certains avec une expression sincère de ces opinions. Consacrée comme « la loi la plus importante du web » par le journal Wired en 2017, la Loi de Poe explique en partie pourquoi Trump est apparu comme un clown amusant et anti-système aux yeux de beaucoup avant son accession au pouvoir. Elle explique aussi pourquoi ses déclarations les plus polémiques (comme celle qui promet aux électeurs de ne plus jamais avoir besoin de voter de leur vie) sont perçues comme des euphémismes plus ou moins amusants et non comme des menaces directes. La Loi de Poe explique aussi pourquoi le salut nazi d’Elon Musk a été réinterprété comme « le geste maladroit d’un autiste qui offre son cœur à la foule ».

La Loi de Poe est une arme de trolling redoutable dans le sens où elle brouille les pistes, rend les adversaires contre qui on la déploie confus, et surtout vous donne le rôle de la personne cool et amusante. En troll en chef qu’il est, Elon Musk l’a parfaitement compris. Lors d’une apparition au premier jour de la Conservative Political Action Conference qui s’est tenue le jeudi 20 février à Washington, le milliardaire dirigeant de DOGE a proclamé qu’il était devenu un meme et a demandé à « légaliser la comédie », une petite phrase qu’il avait déjà sortie en 2021 sur un post Twitter. « Nous voulons avoir le sens de l'humour, a-t-il indiqué en expliquant son travail au sein de DOGE. La gauche voulait rendre la comédie illégale. On ne pouvait pas se moquer de quoi que ce soit, alors la comédie était nulle. Légalisons la comédie ! »

David Lynch au secours, ils sont devenus fous

De la même manière que les plus grosses entreprises capitalistes comme Amazon produisent les shows les plus anti-capitalistes et technocratiques, comme la série The Boys ou Upload, les dirigeants américains au pouvoir estiment avoir trouvé la parade ultime à la satire en devenant une sorte de satire d’eux-mêmes. « Tout est réversible, et c’est cette réversibilité qui rend la situation si complexe, poursuit Gregory Chatonsky. On est un peu stupéfaits, pris au dépourvu, et on ne sait pas comment réagir. » Pour passer ce mur qui paraît infranchissable, il existe pourtant des solutions de contournement. « En fin de compte, je pense qu’il faut sortir de la critique traditionnelle, explique Gregory Chatonsky. Les activistes qui balancent des slogans, c’est un peu premier degré. Déjà, il faut éviter de renforcer son ennemi en le mettant au centre de la scène. Même l’activisme dans son ensemble ne les dérange pas, au contraire. Ils cherchent une opposition. Je pense qu’il ne faut même pas s’opposer à eux, mais plutôt affirmer un monde qu’ils ne supportent pas, de manière positive. Je pense que c’est là que réside une forme de résistance. Un artiste comme David Lynch incarne pour moi une forme de résistance artistique américaine. Son travail explore les zones troubles, celles qui ont voté pour Trump. Il montre l’autre face de l’Amérique, celle du Midwest, de la frontière canadienne, de Los Angeles. Son œuvre est profondément politique, même si elle ne se revendique pas comme telle. C’est un contre-Trump artistique qui a de l’empathie pour le côté trouble de l’Amérique. » Mais bon... David Lynch est décédé le 16 janvier dernier. Et le trumpisme est très en forme.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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commentaires

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  1. Avatar Nicolas Henry dit :

    Fascinante analyse ! Merci !

  2. Avatar Sophie dit :

    Très éclairant ! Merci à l'équipe !

  3. Avatar Wu dit :

    Voir le livre Q comme complot !

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