une cabane dans le desert

« Cabane », d'Abel Quentin : le visage trop humain du rapport Meadows

© DJR via Midjourney

À travers les destins de quatre jeunes chercheurs fictifs qu'Abel Quentin imagine à l'origine du célèbre « Rapport Meadows », publié en 1972, l'auteur du Voyant d'Estampes nous plonge au cœur des dilemmes moraux et intimes de personnages dépositaires d’une vérité trop grande pour eux, et surtout trop dérangeante.

Dans le meilleur des mondes, l’année 2022 aurait été marquée par la célébration mondiale du cinquantenaire de 1972 – l’année du sursaut écologique, celle qui conduisit l’ensemble des pays de la planète à corriger les méfaits connus de l’Anthropocène tant qu’il en était encore temps. Car 1972, c’est la date de publication du célèbre rapport « Les limites à la croissance », aussi connu sous le nom de « Rapport du Club de Rome », ou encore de « Rapport Meadows ». Soit le premier texte à formaliser scientifiquement, grâce aux acquis tout neufs de la dynamique des systèmes, que le maintien d’une croissance exponentielle, dans un monde aux ressources finies, nous menait tout simplement à l’apocalypse. Mais si nous vivions dans le meilleur des mondes, nous n’aurions pas vécu l’été le plus chaud jamais enregistré sur Terre en 2024, la Grèce n’aurait pas flambé durant deux mois, et le dernier livre d’Abel Quentin, qui fait de l’invisibilisation du Rapport Meadows le cœur de son nouveau roman, Cabane, n’existerait pas.

Derrière les chiffres, des tourments inhumains

L’originalité du récit tient dans le parti pris audacieux d’humaniser les graphiques, courbes et statistiques arides du célébrissime texte pour explorer le versant intime de son élaboration. Et là commence la littérature. Délaissant les données biographiques dont nous disposons sur Dennis et Donella Meadows, le couple de scientifiques à qui le rapport doit son nom, Abel Quentin imagine le parcours fictif de quatre jeunes chercheurs rapidement dépassés par la vérité que leurs jeux de probabilité font progressivement émerger. Car oui, dans Cabane, ils sont quatre, « comme les Beatles et les évangélistes », et surtout, quatre comme les cavaliers de l’Apocalypse. Parmi eux, un couple d’Américains, un jeune Français carriériste et un Norvégien surdoué des mathématiques. On les suit de la conception à la réception du rapport, jusqu’à son invisibilisation définitive. De la découverte « de la chose la plus effrayante qu’ils aient vue de leur vie » — lorsque l’ancêtre de nos supercalculateurs recrache des scénarios qui, à des degrés divers, nous mènent à « la fin du monde tel que nous le connaissons » — à l'indifférence progressive que génèrent leurs terrifiants constats.

Sauf à être un saint ou un fou, comment tenir le cap lorsqu’on devient le dépositaire d’une vérité que personne ne souhaite entendre ? Comment continuer à vivre lorsque le monde danse au bord de l’abîme sans rien tenter pour enrayer son implacable mécanique d’autodestruction ? Question vertigineuse, passionnante, presque métaphysique, à laquelle le film Don’t Look Up : Déni cosmique, du réalisateur américain Adam McKay, s’attaquait déjà frontalement, avec comme seule réponse le parti pris un brin frustrant de la dérision et de l’absurde.

Ni saints, ni fous

Ni saints, ni fous, les quatre personnages imaginés par Abel Quentin déploient chacun leur propre stratégie de survie, sans que l’auteur ne prenne jamais parti moralement – et c’est appréciable – pour les choix des uns et des autres. Ce sera donc le militantisme un peu naïf pour le couple d’Américains, qui semblait s’attendre à ce que leur constat soit accueilli avec enthousiasme par l’industrie pétrochimique ; un cynisme pleinement assumé et nettement plus crédible pour le jeune Français, qui monétisera allègrement son expertise en dynamique des systèmes auprès des ingénieurs du chaos climatique. Quant au génie norvégien des mathématiques, Johannes Gudsonn, c’est probablement le personnage le plus abouti du roman. Comme en d’autres siècles où la perte de repères moraux conduisait des milliers d’hommes et de femmes vers l'érémitisme, le Norvégien a le droit à sa traversée du désert. Sous une plume plus inspirée, son basculement progressif dans une forme de haine radicale, définitive et morbide de l'espèce humaine aurait pu atteindre les cimes mystiques espérées par le lecteur.

Malheureusement, les états d'âme du dernier de nos quatre Cassandre sont trop brièvement esquissés pour susciter de l'empathie à son égard. C’est le principal problème de ce roman qui, plutôt que d’explorer en profondeur le vertige existentiel auquel sont confrontés ses quatre personnages — sa promesse initiale — préfère trop souvent s’appuyer sur eux pour nous livrer, avec un didactisme pesant, une maladroite cartographie politique du mouvement écologiste.

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