
Quelques jours avant le scrutin du 9 juin, rencontre avec Karine Jacquemart, directrice générale de Foodwatch France, branche française de l'ONG européenne qui n'a pas peur de mettre les pieds dans le plat, quand il s'agit de dénoncer les dérives de notre système alimentaire.
Scandales alimentaires à répétition, malbouffe qui met à mal la santé publique, marketing abusif à destination des enfants, précarité des agriculteurs et des consommateurs, contamination aux pesticides, disparition de la biodiversité... N'en jetez plus ! Les signes de notre système alimentaire à bout de souffle ne manquent pas. Ce sont aussi les domaines de luttes de Foodwatch, association militant pour le droit à une alimentation sans risques, saine et abordable pour tous. Entre autres campagnes, l'ONG s'est récemment distinguée pour avoir percé à jour le goût de certains industriels pour la shrinkflation – vous savez, cette manie consistant à réduire en toute discrétion les quantités d'une denrée, tout en maintenant, voire en augmentant, son prix. Une mobilisation qui a payé : un arrêté ministériel obligera désormais à informer les consommateurs en rayon des produits touchés par cette « réduflation ».
Avec Karine Jaquemart, la directrice générale de Foodwatch France, on décrypte pourquoi mieux manger ne se fera pas sans une réforme globale, qui libère notre assiette de la mainmise des agro-industriels et de la grande distribution. Et comment, à la veille du scrutin européen du 9 juin, l'échelon communautaire demeure, malgré ses failles, important pour agir en ce sens.
La shrinkflation, la cheapflation… sont quelques exemples des pratiques douteuses des industriels de l’agroalimentaire dénoncées par Foodwatch. Quelles sont la réalité et l'étendue de ces méthodes ?
Karine Jacquemart : Nos enquêtes montrent que c’est le règne de la désinformation dans les rayons : marketing tape-à-l’œil qui induit en erreur, mise en avant sur les emballages d’ingrédients – souvent chics et chers – présents en toute petite quantité, emballages « pleins de vide », flagrant délit de shrinkflation et de cheapflation – quantité qui baisse ou ingrédients qui changent avec un prix au kilo qui augmente en catimini… Des pratiques intolérables en période d’inflation et de précarité alimentaire grandissantes. L’objectif de nos alertes est double : envoyer un message haut et fort aux fabricants « on vous voit, on ne va plus vous laisser faire sans rien dire », et interpeller les responsables politiques pour qu’ils renforcent les contrôles, les sanctions et, là où c’est nécessaire, la réglementation.
On peut, par exemple, crier victoire contre la shrinkflation, grâce à notre pétition et la mobilisation citoyenne, le gouvernement a adopté un arrêté qui oblige les distributeurs à signaler en rayon tous les produits victimes de shrinkflation.
Pizzas Buitoni à l’E.Coli, lait pour bébés en poudre Lactalis contaminé, eaux Nestlé filtrées illégalement… Les scandales alimentaires se succèdent. Pourquoi la législation paraît impuissante à nous protéger ?
K.J. : En effet, les scandales alimentaires s’enchaînent. Sur le papier, le règlement européen (CE) 178/2002 sur l’alimentation crée des règles de traçabilité fortes : si un aliment présente un risque pour la santé, les industriels doivent prévenir l'autorité compétente, le retirer rapidement du marché et informer les consommateurs et consommatrices. Malheureusement, la réalité est beaucoup plus complexe : les autorités de contrôle ne disposent pas de moyens suffisants, et les autocontrôles réalisés par les entreprises elles-mêmes restent opaques.
Mais ce n’est pas parce qu’on s’appelle Nestlé – scandales Buitoni et eaux filtrées illégalement – ou Lactalis qu’on est au-dessus des lois ! C’est pour casser ce climat d’impunité que Foodwatch a porté plainte dans ces récents scandales. Par ailleurs, les fraudes alimentaires inondent le marché européen, là aussi par faute de moyens pour contrôler. 46 % du miel importé de pays hors Europe ne seraient pas vraiment du miel mais contiendraient des sirops de sucre à base de riz, de blé ou de betterave sucrière, ce qui est interdit. La solution ? L'étiquetage obligatoire de l'origine du miel, la transparence sur qui triche, et des sanctions exemplaires.
Les industriels sont-ils capables de se réformer ou seules la contrainte réglementaire et la mobilisation citoyenne peuvent les y contraindre ?
K.J. : C’est très clair : pour protéger les droits et la santé, il est indispensable de passer par des réglementations strictes à l’échelle européenne. C’est la seule façon d’obliger toutes les entreprises à respecter les mêmes règles. Car non, on ne peut vraiment pas attendre des industriels qu’ils se réforment eux-mêmes, comme le prouvent nos enquêtes…
Le cas du marketing qui cible les enfants pour la malbouffe est emblématique de l’inefficacité de l’autorégulation. Foodwatch a révélé que 86 % des produits alimentaires promus pour les enfants sont mauvais pour leur santé, selon les critères de l’OMS. À l’heure où un enfant sur six est en surpoids ou obèse en France, tous les experts réclament une loi pour encadrer le marketing des produits trop gras, trop sucrés, trop salés qui les cible. La France est en retard : le Chili, le Mexique, l’Espagne et l’Angleterre ont déjà pris des mesures.
Prenons aussi l’exemple des additifs : Foodwatch est mobilisée, avec Yuka et la Ligue contre le cancer, pour l’interdiction des additifs nitrés (E249, E250, E251, E252). Les risques pour la santé sont largement documentés, une proposition de loi était dans les tuyaux en 2022, mais comment a réagi le lobby de la charcuterie, la Fict ? En tentant de bâillonner la mobilisation citoyenne et en bloquant la loi, pour maintenir un marché à deux vitesses : des produits sans nitrites ajoutés plus chers et, pour les plus précaires, des produits avec additifs et augmentation du risque de cancer…
En effet, c’est grâce à la mobilisation citoyenne que l’on peut faire David contre Goliath et forcer les autorités à adopter des mesures pour contraindre les industriels : nous avons réussi avec l’interdiction de l’additif E171, dioxyde de titane, en 2020 en France et en 2022 dans l’UE, et aussi avec une décision européenne en 2022 contre la contamination des aliments par les huiles minérales, ces dérivés d’hydrocarbures potentiellement cancérogènes et perturbateurs endocriniens.
Vous parlez de « poker menteur » entre les géants de l’agroalimentaire et la grande distribution, qui se rejettent mutuellement la responsabilité de la hausse des prix alimentaires. Qui, au final, profite de l’inflation ?
K.J. : Les deux profitent de la crise : la marge de l’industrie agroalimentaire a atteint un niveau historique de 48 % mi-2023 et celle de la grande distribution a augmenté sur certains rayons de première nécessité comme les pâtes, les légumes ou encore le lait. Le tout dans un climat d’opacité inacceptable sur la construction des prix. Pendant ce temps, des millions de personnes sont confrontées à l’insécurité alimentaire en France. C’est intolérable.
Les géants de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution (6 distributeurs contrôlent 90% du marché) ont une mainmise sur l’offre alimentaire : ce sont eux qui décident quels produits ils mettent dans les rayons et à quels prix. Autrement dit, ce sont eux qui dictent quels aliments sont accessibles au plus grand nombre. Ou pas. Or, les produits les plus accessibles sont trop souvent synonymes de malbouffe.
La Commission européenne recule sur sa stratégie Farm to Fork pour « un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement ». En France, la SNANC (Stratégie Nationale pour l’Alimentation, la Nutrition et le Climat) est sans cesse repoussée. Pourquoi ces rétropédalages ?
K.J. : Les normes environnementales sont utilisées comme bouc émissaire par les lobbies qui profitent du système actuel : les lobbies des pesticides et d’une agriculture industrielle ultra-productiviste. Opposer producteurs et consommateurs, agriculture et environnement, c’est de la manipulation ! Les rétropédalages sur les dernières lois sont une fuite en avant dangereuse ! C’est au contraire la transition agroécologique, pour préserver la santé des agriculteurs, des citoyens et de l'environnement, qui permettra d’assurer la pérennité des systèmes agricoles et alimentaires sur le long terme et donc de garantir notre souveraineté alimentaire.
Il faut bien sûr accompagner les agriculteurs et agricultrices dans cette transition, mais rappelons que, en grande majorité, leur colère n’a rien à voir avec les mesures pour protéger l’environnement : ils et elles veulent avant tout que leur travail soit reconnu et rémunéré dignement.
Depuis la pandémie et l’invasion de l’Ukraine, la souveraineté alimentaire s’est imposée dans le débat public. Que nous raconte cette obsession moderne ? Quelle est votre position ?
K.J. : Là encore, nous subissons la désinformation des lobbies et des politiques ultralibérales. D’une part ils mélangent souveraineté alimentaire et autonomie alimentaire, alors que la définition de la souveraineté alimentaire est un droit des populations à choisir leur alimentation, mais aussi les politiques agricoles ou commerciales, pour garantir l’accès à une alimentation saine et durable. Il s’agit d’un concept global où social, économie, politique et environnement sont étroitement mêlés et qui suppose une capacité d’accès aux ressources (foncier, eau, semences…) nécessaires pour répondre aux besoins des populations. On en est loin…
D’autre part, on veut nous faire croire que le modèle agricole ultra-productiviste serait la clé de l’autonomie alimentaire alors qu’il enferme l’Europe dans sa dépendance aux importations et à l’utilisation massives de pesticides et de fertilisants et mène la grande majorité des agriculteurs et agricultrices dans le mur. Dangereux pour la santé, les sols et la biodiversité, ce système met en péril notre outil de production agricole de demain.
Alors pourquoi cette grande manipulation ? L'objectif est de maintenir les avantages de quelques-uns dans ce modèle qui survit sous perfusion de la politique agricole commune (PAC). Avec 53,7 milliards d’euros en 2023, la PAC est la politique européenne au plus gros budget et la France en est le premier bénéficiaire, en recevant 9 milliards d’euros par an. Malheureusement, la PAC aide peu les petits agriculteurs et agricultrices européens : 20 % des plus gros acteurs agricoles accaparent 80 % de ces subventions.
Quelle forme prendrait un système alimentaire durable et juste pour tous ?
K.J. : Il faut s’attaquer aux racines de ce système à la dérive. Tout est lié et l’équation devrait être simple : la répartition de la valeur dans la chaîne alimentaire doit, et peut, à la fois assurer un revenu digne aux producteurs et productrices, et permettre un accès de toutes et tous à une alimentation saine, durable, choisie et abordable. Dans cette équation, avancer vers une transition agroécologique, qui inclut une plus grande protection de l’environnement, de la biodiversité, de la santé, permettra aussi de s’affranchir de la dépendance actuelle de notre agriculture aux importations et à l’utilisation de fertilisants et de pesticides. Pour cela, il nous faut aussi nous mobiliser pour une Europe plus sociale et plus solidaire.
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