Un Boeig 77 dans le ciel et des colis Shein

« Supply Shein », ou comment l’ogre de l’ultra-fast fashion veut vendre son savoir-faire logistique

Derrière l’empire bâti par Shein, un art consommé du marketing d’influence et une logistique redoutable pilotée de bout en bout par la data. C’est ce savoir-faire que l’hydre de l’ultra-fast fashion compte commercialiser, pour continuer son expansion – malgré les controverses.

L’information est révélée par le Wall Street Journal : dans une lettre aux investisseurs consultée par le quotidien économique, le président exécutif de Shein dévoile le projet d’ouvrir sa chaîne d’approvisionnement à d’autres marques de mode. Avec cette offre de « Supply chain as a service », Donald Tang compte ainsi diversifier les revenus de l’entreprise, qui se trouvent aujourd’hui à un moment clé de son histoire. Certes, Shein vient de boucler une année 2023 record, en doublant son bénéfice qui dépasse les deux milliards de dollars, selon le Financial Times. Mais la société, fondée en Chine et aujourd’hui établie à Singapour, n’en demeure pas moins confrontée à de nombreux défis – économiques, financiers, géopolitiques.

Micro-batches

En quelques années, Shein a ébranlé le marché global de la mode. Le succès fulgurant de la société, qui distribue aujourd'hui dans 150 pays, se fonde sur deux piliers : un art consommé du marketing d’influence et une logistique de pointe – le tout entièrement piloté par la data et l’intelligence artificielle, comme l'expliquait à L'ADN Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin. C’est cette formule que l’ogre du textile souhaite aujourd’hui commercialiser auprès de marques tierces. Ou du moins, une partie de la formule : celle consistant à tester de nouvelles références en petites séries et d’en piloter le réassort de façon ultra-granulaire et ultra-rapide.

Chaque jour, grâce à son algorithme, Shein repère les tendances et les convertit en plusieurs milliers de nouvelles références, d’abord fabriquées en petits lots par un réseau dense de fournisseurs textiles, en Chine. Ces micro-batches (micro-lots), de 50 à 100 pièces, permettent de tester l’appétence des clients, afin de relancer ensuite la fabrication des références qui rencontrent leur demande. Le tout, dans un délai très court (jusqu’à 13 jours de la conception au container, et 6 jours pour un réassort), avec un nombre de références colossal, et à très bas prix.

Pour Gad Allon, professeur à la célèbre école de management de Wharton, la logistique de Shein se distingue ainsi par sa capacité à combiner efficacité et réactivité – deux stratégies opérationnelles adaptées à des dynamiques de marché différentes – pour suivre une demande tirée par « les caprices d’un influenceur ou les humeurs algorithmiques de TikTok ».

Vêtements jetables et travail forcé

Cette « mode à la demande », Shein ne craint pas de présenter comme un système vertueux, voire carrément antigaspi. L’argument tient difficilement la route : on sait désormais que le modèle de Shein rend les consommateurs accros à ces vêtements jetables, à force de stratégie marketing ultra-agressive et d’une déferlante de styles à bas coût, souvent copiés, et sans cesse renouvelés. Une surproduction incompatible avec les limites planétaires : selon l’ONG les Amis de la Terre, rien qu’en France, un milliard de nouveaux vêtements en moyenne ont été mis chaque année sur le marché depuis 2013. Et le rythme croît à une vitesse exponentielle… En 2023, ce sont plus de trois milliards de nouveaux vêtements qui ont été ajoutés à l’offre, soit 48 en moyenne par habitant – là où il faudrait tendre à 5 nouveaux habits par an et par habitant, si l’on souhaitait respecter l’Accord de Paris. Une véritable « obsolescence émotionnelle » organisée, selon l’association, fruit d’un « système ultra-compétitif où seuls ceux qui polluent et exploitent le plus survivent ».

Car l’entreprise, au fonctionnement opaque, est aussi vivement critiquée pour les conditions de travail pratiquées par ses fournisseurs. En novembre 2022, Bloomberg révélait ainsi qu’une partie du coton utilisé par Shein provenait du Xinjiang, la province chinoise où sont installés les Ouïghours. Cette ethnie majoritairement musulmane est contrainte au travail forcé par la Chine (ce que nient les autorités de Beijing) – une exploitation qui ne concerne d’ailleurs pas le seul Shein, puisqu’elle bénéficierait par ailleurs à une quarantaine de marques occidentales de prêt-à-porter, de tous positionnements selon un rapport commandé par le groupe socialiste du Parlement européen. Un porte-parole de Shein a réfuté ces allégations, en revendiquant une politique « tolérance zéro » pour le travail forcé et un « code de conduite » contraignant ses fournisseurs à suivre les normes internationales du droit du travail. Fin 2021, Joe Biden signait une loi interdisant l’importation aux États-Unis de produits en provenance du Xinjiang. En mars 2024, l’Union Européenne signait un accord afin de bannir de son marché les biens issus du travail forcé.

Introduction en Bourse retardée

Le succès de Shein est désormais scruté de toutes parts. Rien qu’au deuxième trimestre 2023, la société a dépensé 600 000 dollars en activités de lobbying outre-Atlantique. En France, après le vote de la proposition de loi visant à « réduire l’impact environnemental de l’industrie textile » , Shein se pose en défenseur du pouvoir d’achat et s’oppose à la méthode qui permettrait de définir les seuils de pénalité de la future loi. Selon Le Figaro, le critère prévu par le législateur serait basé sur le nombre de nouvelles références par jour, couplé à la durée de commercialisation. Le géant refuse par ailleurs de communiquer sur ce chiffre.

Et tout agile soit-il, le réseau de petits ateliers au service de Shein apporte aussi son lot d'enjeux à l’entreprise, opérationnels mais pas que : défis de fiabilité, de scalabilité, dépendance à la Chine…, et donc à son pouvoir. Les tensions géopolitiques ne facilitent pas davantage les projets d’expansion de Shein, notamment son projet d’introduction à la Bourse de New York, déposé en novembre 2023. Outre le travail forcé, les sénateurs américains y voient le risque d’une possible ingérence chinoise. Le républicain Marco Rubio, par ailleurs vice-président de la commission sénatoriale du renseignement, a ainsi écrit à la SEC (Securities & Exchange Commission), gendarme de la bourse aux États-Unis, pour l’exhorter à bloquer l’opération. Le groupe envisagerait de se rabattre sur les Bourses de Londres, Hong Kong ou Singapour, si la situation ne se débloque pas, selon les informations obtenues par Bloomberg en février 2024. Le média financier indique aussi que la valorisation de l’entreprise a été largement revue à la baisse, passant de 100 milliards à 45 milliards de dollars – signe d’un contexte qui se tend pour Shein, aussi bien sur le plan réglementaire, politique que commercial.

Au cœur de l’écosystème de la mode

Car Shein doit aussi faire avec un contexte concurrentiel accru. Arrivé aux Etats-Unis en septembre 2022, Temu est devenu l’application de shopping numéro un aux États-Unis, avec 30 millions de téléchargements par mois. L’e-commerçant chinois, dont le slogan Shop Like a Billionaire s’est affiché cette année parmi les pubs du Super Bowl, propose une catégorie de produits plus vastes que l’habillement et la beauté. Selon les informations du FT, la marketplace propriété de PDD Holdings aurait même récupéré les fournisseurs exclus par Shein, dans les efforts de ce dernier pour relever ses normes avant son entrée en bourse.

Toutefois, pour les observateurs interrogés par Vogue Business, il faut voir dans la diversification « Supply Chain As a Service » la volonté de Shein de « se positionner au cœur de l’écosystème de la mode ». Comme un fournisseur de solution technologique, à la façon d’un Amazon ou d’un Alibaba. La nouvelle ligne de revenus pourrait aider l’entreprise à améliorer sa rentabilité et sa compétitivité aux yeux des investisseurs – ce qui, à la veille d’une IPO, n’est pas négligeable. Plus largement, l’entreprise cherche à s'inscrire durablement dans le paysage de la mode. En 2023, elle a racheté la marque anglaise Missguided et conclu un échange d’actions avec le propriétaire de Forever 21, deux marques populaires de fast fashion en proie à des difficultés. Via son programme d’incubation Shein X, la société a déjà partagé son expertise technologique et logistique à des acteurs émergents.

108 Boeing 777 par jour

Quant aux marques de mode tentées par cette « Supply Shein », alliant rapidité de mise sur le marché et boucle de feedback boostée à la data, elles devraient considérer à deux fois un tel choix – notamment en matière de risque réputationnel. Si aujourd’hui les consommateurs n’ont pas encore le réflexe d’interroger les conditions de fabrication de leurs vêtements, ils sont aujourd'hui de moins en moins enclins à pardonner aux entreprises qui les déçoivent.

En attendant, la logistique instaurée par ces nouveaux acteurs ne donne aucun signe de faiblesse... Elle redessine même le panorama du fret aérien à l'échelle mondiale : selon Cargo Facts Consulting, Temu expédie quotidiennement 4 000 tonnes de marchandises, Shein 5 000 tonnes, Alibaba 1 000 tonnes, et TikTok 800 tonnes. Soit l'équivalent de 108 Boeing 777 chaque jour. Selon Reuters, l'ultra-fast fashion représente désormais la moitié des expéditions transfrontalières de commerce électronique en Chine. Ces dernières occupent environ un tiers de la capacité mondiale des avions-cargos longue distance.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    Cette « supply chain as a service » a l'air d'être une catastrophe sociale et environnementale. Une double peine pour les travailleurs.

    Merci beaucoup pour l'article, c'est un sujet très important.

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