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Images de guerre et de terreur : nous vivons dans l’âge d’or du « voyeurisme brutal »

© The Telegram

Depuis les exactions filmées de Daesh aux images de la guerre du Hamas contre Israël en passant par le conflit ukrainien, les réseaux sociaux montrent l’horreur en face.

Le 7 octobre dernier, quelques heures après le sanglant massacre perpétré par le Hamas, une multitude de vidéos montrant frontalement ces exactions et les morts ont inondé les réseaux sociaux et notamment X/Twitter. La politique de modération de la plateforme autorise la diffusion de vidéo et d’images graphiques quand ces dernières sont préalablement floutées et qu’elles représentent un « intérêt informationnel ». La plupart n'étaient toutefois pas censurées. 

Utiliser l’horreur et la terreur

Cette pratique qui consiste à filmer des attaques sanglantes, le Hamas ne l’a pas inventé. C’est l’évolution d'un phénomène qui a commencé dans les années 70. Dans son livre Les images terroristes : la puissance des écrans, la faiblesse de notre parole, le sociologue Jocelyn Lachance explique comment les commanditaires de ces actions ultra-violentes ont toujours cherché la lumière des médias pour pouvoir « contaminer les imaginaires » par la peur. Si les premières grandes attaques terroristes comme la prise d’otage des athlètes olympiques de Munich en 1972 voulaient profiter de la couverture télévisée pour faire passer une revendication ou tenter de négocier, les choses vont évoluer avec les attentats du World Trade Center de 2001. Durant cet épisode, les terroristes ont compris qu’il s’agissait surtout d’être vu avant d’être entendu. Avec les attaques terroristes du 13 novembre 2015 à Paris, Jocelyn Lachance note une troisième évolution. Il n’est alors plus question de frapper une cible symbolique comme ce fut le cas avec les tours jumelles et le Pentagone. Pour décupler la terreur, les terroristes de Daesh vont frapper au hasard plusieurs lieux publics avec des armes à feu. Moins spectaculaire qu’un avion dans une tour, ce type d’attaque permet aux spectateurs de s’identifier aux victimes, décuplant ainsi l’impact psychologique. L’attaque du Hamas, envoyant ses troupes de maison en maison pour violer, torturer et tuer les habitants, quel que soit leur âge ou leur sexe use de cette stratégie.

Tuerie à la première personne

Pour permettre la diffusion rapide de ces images, de nombreux attaquants du 7 octobre étaient équipés de bodycam. Ces petites caméras qui se fixent à la poitrine permettent de filmer l’action avec un point de vue à la première personne. Ce dispositif rappelle évidemment les jeux vidéo de tir avec au premier plan, le canon de l’arme et au second plan, les victimes qui tombent sous les balles. Cette manière de filmer a aussi été utilisée dans les attaques terroristes américaines comme celle de la tuerie de Buffalo diffusée en direct sur Twitch. Cette filiation esthétique évidente tend à transformer ces morts horribles en une sorte de jeu dont les spectateurs sont les complices implicites. Surgissant parfois au hasard des algorithmes, ces vidéos ont un effet dévastateur. Cette absence de filtres médiatiques ou de mises en contexte augmente encore le sentiment d’horreur. Comme l’indique Jocelyn Lachance « Si la terreur se propage jusqu’à créer une onde collective de choc, c’est bien parce qu’elle frappe le corps et l’esprit des personnes qui affrontent individuellement l’insoutenable nouvelle de l’attentat et l’insupportable spectacle des dégâts causés par les bombes les coups de feu ou de couteaux. » 

Retour à l'envoyeur

La puissance évocatrice de ces images est d’ailleurs tellement forte que l'État d'Israël a décidé de les utiliser comme un outil d'influence. Depuis le début du mois d’octobre, un montage des vidéos trouvées sur les bodycams des assaillants du Hamas est projeté en séance privée à des journalistes dans ses ambassades. Le 9 novembre, c’est l’actrice Gal Gadot et le réalisateur israélien Guy Nattiv qui ont organisé une séance de projection à Los Angeles auprès de personnalité et de décideurs de l’industrie du cinéma. Introduit par l'ambassadeur d'Israël aux Nations unies, Gilad Erdan, le film intitulé «Témoignage du massacre du 7 octobre» à pour objectif de «changer [la] vision du Moyen-Orient et de la guerre à Gaza». En France, le journaliste Olivier Tesquet qui a assisté à l'une des projections a questionné l'ambivalence de ce montage. Présenté comme un devoir de mémoire, en référence claire aux archives vidéos de la Shoah qui ont été projetées lors du procès de Nuremberg, ce montage n'est pourtant pas utilisé dans un cadre judiciaire ou historique. Comme le souligne l'historienne Stéphanie Share sur Twitter, il s'agit plutôt d'un support de propagande de guerre pour justifier l'intervention armée à Gaza.

Une violence sans commentaire

Sur Reddit, la section r/CombatFootage suivit par 1,6 million de personnes se donne pour objet de centraliser ces images de guerre issues de bodycam, de smartphones et de caméras embarquées sur des drones. En scrollant sur le fil, on tombe sur des centaines de vidéos reprenant des exactions insoutenables perpétrées sur des civils sans défense, des échanges armés entre soldats, des scènes de combats issue de l’assaut sur Gaza, des explosions de déminages de tunnel, mais aussi des fusillades dans le Donbass ou des drones qui larguent des grenades sur des soldats russes. Mais au lieu de ressentir une forme de terreur, ces images peuvent donner aux abonnés de ce fil un sentiment de puissance, celui d’avoir accès à la « vraie réalité ». Dans un commentaire rapporté dans un article du Washington Post, un internaute soutient que l’on vit « l’âge d’or du voyeurisme brutal ». Sans médiation journalistique, ces images "brutes" et brutales s'imposent peu à peu comme la nouvelle manière que nous avons d’expérimenter la guerre, en mettant de côté les mots, les analyses, la réflexion. Comme l’indique Jocelyn Lachance dans son ouvrage, on regarde ces vidéos d’attentats ou de combats comme on regarde sur YouTube des scènes de cinéma célèbres et parfois violentes : sans voir le film en entier. « Les images sont présentes, l’horreur est mise en scène, le point de vue reste subjectif, mais l’inscription de cette vidéo dans un contexte plus large, susceptible d’en éclairer la compréhension, incombe au spectateur qui n’effectuera pas toujours ce travail ou ne disposera pas des ressources pour y arriver. » 

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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commentaires

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  1. Avatar jfb dit :

    Le mieux, l'arrêt de la consommation des réseaux sociaux. Un peu de calme à la maison. Le partage d'un repas avec des amis. Partir écoutez un concert. Visiter un malade. Embrasser ses enfants ...

  2. Avatar Anonyme dit :

    Bravo pour votre article, très bien analysé et qui pose les mots jutes.

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