
Ces managers sont payés pour maintenir le statu quo, motiver les troupes et faire tourner le système. Désolés, mais ils n’y parviennent plus.
« La journée avait commencé normalement. J’ai bu un smoothie vitaminé. Déposé mes filles à l’école. Suis montée dans la ligne 4 du métro, bondée comme d’habitude. Mais une fois au bureau, j’ai senti que je ne pourrais pas tenir un jour de plus. Ça devait se terminer aujourd’hui, c’était maintenant ou jamais. La boule dans mon ventre était plus tenace que jamais, j’avais l’impression de suffoquer. Après notre réunion du matin, je me suis levée, je ne savais pas exactement ce que j’allais faire. Je suis sortie, je pensais confusément prendre un café au bistrot en face, me calmer, rassembler mes esprits, retourner plus tard à mon poste, dans ma tour. En fait, une fois dehors, j’ai continué à marcher. J’ai tout laissé derrière moi. Les 87 notifications sur Slack, les rappels de réunion, les 18 personnes de mon équipe, les projets en cours, les objectifs de croissance absurdes, l’engrenage de la promotion, mon N+1 que j’étais à deux doigts de pousser sous une voiture. Et la table de ping-pong. Cette putain de table de ping-pong de merde. »
« Je ne pouvais pas continuer à alimenter un système qui détruit tout »
Sibylle* a 47 ans, un master, un chat noir et blanc, deux adolescentes, un grand appartement dans un arrondissement chic de Paris, un boulot « cool » et créatif dans une agence prestigieuse. Au printemps dernier, elle a quitté son emploi sans crier gare, sans se retourner. Malgré une légère culpabilité et un peu de honte, Sibylle est ravie de ne pas s’être contentée d’aller faire un tour au bistrot. « Un grand ras-le-bol fermentait en moi depuis longtemps. Je dis ras-le-bol, mais je devrais plutôt parler de détresse, de désespoir. Abandonner mon poste va à l’encontre de mon éducation, de ce que je croyais être mes valeurs. Je me suis brouillée avec beaucoup de monde, mon chef, certains collègues. Je suis au chômage, je ne sais pas ce que je vais faire de ma vie. Tout ce que je sais, c’est que je ne pouvais pas continuer à alimenter un système qui détruit tout sur son passage, qui nous demande de produire toujours plus, toujours plus vite, au détriment du bon sens et de la planète que nous habitons. Je ne pouvais tout simplement pas faire ça à mes filles. »
Comme Sibylle, d’autres rêvent de ce que l’ex-manager appelle en riant son « plus grand coup d’éclat », sans pour autant pouvoir se permettre de tout plaquer. C’est le cas de Victor*, 36 ans, qui dirige une petite équipe dans une PME marseillaise, et se sent au bord de l’asphyxie, enseveli sous les PowerPoint, avec les dossiers qu’il ramène chez lui le soir et le weekend. « Vous voyez ces scènes dans Fight Club où Edward Norton pète les plombs ? C’est moi à l’intérieur. Toute la journée, depuis deux ans. Et avec le bordel climatique de cet été, c’est pire que tout. »
« Imaginer une réalité alternative où j’aurais le courage de tout dégommer, cela me fait du bien »
Depuis l’obtention de son diplôme dans une grande école d’ingénieur, Victor travaille dans une entreprise qui « nique la planète ». Face à des équipes aussi démotivées et perdues que lui, « porter le masque » pour « tenir le rôle du manager-bon petit soldat » l’épuise, sans qu’il sache précisément comment s’y prendre pour s’extraire de sa position. « Arrêter, oui, j’aimerais, mais pour quoi faire ? Le système ne le permet pas. C’est comme si j’étais embarqué sur un manège de fête foraine, qui tourne à toute vitesse, de plus en plus vite. Je sais que les boulons ne sont pas assez serrés, que la mécanique est enrayée, que la machine va s’effondrer, tuer tout le monde, moi, les autres sur le manège, les gens qui passent autour..., mais je n’ai pas d’autre possibilité que de rester en place. » Il hausse les épaules, soupire, et fait craquer ses doigts : « Car s’éjecter du système, c’est aussi s’écraser au sol. » Alors pour ventiler, Victor se plaît à imaginer des scènes dignes du grand final du film de David Fincher. « Je m’imagine me lever en réunion, monter sur la table, jeter des papiers en l’air – ce qui ne rime à rien, on n’a plus du tout de papier au bureau –, hurler sur mon chef qui harcèle tout le monde et terrorise les jeunes recrues, taguer les murs, retourner les poubelles, relâcher des rats en salle de réunion… C’est un peu puéril, cela ne fait rien avancer, mais imaginer un autre possible, une sorte de réalité alternative où j’aurais le courage de tout dégommer, cela me fait du bien. »
« Je suis un rouage de ce piège infernal, le garant d’une mascarade grotesque »
Un sentiment partagé par Christian*, 38 ans, ingénieur et ancien camarade de promo de Victor. Depuis trois ans, il occupe un poste de manager à Rouen dans le cabinet de conseil où travaillait son père. « Il était très heureux que j’y aie décroché un boulot. Il y a passé vingt-cinq ans, a trouvé ça très épanouissant... Quand j’évoque mon inquiétude, il ne comprend pas. À ses yeux, j’ai de la chance, et une responsabilité envers mon équipe. Mais mon équipe partage mes doutes, ma remise en question profonde. Je ne suis pas certain de leur rendre service en m’efforçant de tenir à bout de bras tout un écosystème parasite. On est tous coincés dans le même piège, sauf que je suis un rouage de ce piège infernal, le garant d’une mascarade grotesque. Alors j’essaie de les rassurer, de leur insuffler un peu d’envie, mais cela me pèse énormément. J’ai l’impression désagréable de les mener en bateau, de faire double jeu, de leur vendre du “green”, du durable, alors que dans le fond on doit juste faire plus. Produire plus, vendre plus. Au-delà de la posture moralement condamnable que cela recouvre, je suis en train d’y laisser ma santé. » Depuis ses 36 ans, le cadre sup compose avec un ulcère, des bouffées d’angoisse plus ou moins régulières qui le prennent dans le train ou dans la file d’attente de la supérette en bas de chez lui, et un mal de dos chronique.
L’hiver dernier, Christian a aussi perdu tous ses cheveux, du jour au lendemain. Malgré un rire un peu nerveux censé désamorcer sa gêne, la scène lui fait encore aujourd’hui l’effet d’un film d’horreur. « La semaine précédente, j’avais enchaîné les réunions. Notre boîte avait lancé une grosse opération de communication, opération qui ne pouvait s’apparenter qu’au greenwashing le plus crasse. Déjà, y avait gros malaise. Mais le clou du spectacle, cela a été une sorte de grande messe où on nous a demandé, comme si de rien n’était, en nous regardant droit dans les yeux, de prendre des mesures qui allaient exactement dans le sens contraire. Là, j’ai tout de suite pensé à mon équipe, pas dupe, à qui j’allais devoir rendre des comptes. Le lendemain, je me suis réveillé avec des cheveux partout sur l’oreiller. Ma meuf a hurlé, je me suis mis à pleurer. Bref, le gros drame. » Au bureau, Christian a préféré faire croire qu’il avait perdu un pari lors d’une soirée à Berlin plutôt que d’évoquer son état psychique. « C’est comme jongler avec trop de balles. Il suffirait peut-être d’en laisser tomber une, une seule fois, pour que tout s’arrête. Mais impossible de lâcher cette balle pour l’instant. Dès que je passe près de tout foutre en l’air, je pense crédit, chômage, inflation, ma copine qui a envie d’un enfant… Et je serre les dents. Clairement pas tenable. » s
« Mettre le pied sur le frein »
Tout le monde ne perd pas ses cheveux mais beaucoup ont envie de se les arracher. Alors ceux qui peuvent se le permettre prennent leurs dispositions. Pour Juliette*, 52 ans, cela implique de changer de boîte et surtout de poste. De manager dans un cabinet de conseil lillois, elle redevient simple consultante. Avec moins de responsabilités, moins de prestige et moins d’argent à la clé. « Techniquement, je fais un pas en arrière. En termes de carrière, je rétrograde. » Lorsqu’elle prononce le mot « rétrograde », Juliette dessine des petits crochets dans les airs et dévoile le tatouage d’une étoile à son poignet. « Mais là, vraiment, peu m’importe, je ne veux plus jamais avoir la charge d’une équipe dans un monde où la plupart des jobs sont de toute façon souvent écocides. Mais surtout, je veux plus de temps. Je veux pouvoir disposer de mon temps comme je veux, sans me sentir perpétuellement sous l’eau, dépassée, en train de courir après je ne sais quoi. Ce sera sans moi. »
Plus de temps, c’est aussi la requête de Rémi, 56 ans, passionné de voile et de littérature japonaise, et cadre sup dans un grand groupe. Après de longues années au poste de manager dans le sud-ouest de la France, il se décrit comme « exsangue » et « ratatiné » … « La grosse baraque en bord de mer, les vacances au bout du monde, le travail qui a soi-disant un sens… Tout cela, ça ne vaut pas le coup lorsque l’on sent le temps nous filer entre les doigts. Et que l’on bousille tout le reste, à commencer par soi-même. » Au début de l’été, il a donc posé ses conditions auprès de son N+1 : passer en mi-temps, à prendre ou à laisser. « Je réalise bien que c’est une réponse de privilégié, car je peux me permettre de vivre avec moins. Néanmoins, je pense que c’est le bon choix, et ce même d’un point de vue sociétal. J’ai l’impression de mettre le pied sur le frein, de donner un coup de pied dans la fourmilière. Peut-être qu’à mon petit niveau je contribue à donner une légère inflexion au travail, au groupe… Peut-être qu’on va tous réellement bifurquer pour de bon. » Il se redresse et sourit. « J’espère. » Il sourit plus largement. « J’espère vraiment. »
Changer radicalement de direction, c’est l’option qu’a choisie Noémie*, 30 ans. Manager depuis peu, elle a quitté son emploi dans la mode à Paris au printemps dernier sans plan B. « Les collections à répétition, le gaspillage, les fausses solutions, les tonnes de fringues qui échouent sur des plages en Afrique... Et deux personnes à encadrer et à faire aller dans une direction qui me faisait de plus en plus horreur, avec en plus une cheffe relou, complètement imperméable aux problèmes de l’industrie, et un salaire ridicule une fois ramené aux heures démentielles que je faisais chaque semaine… » Après quelques mois à retourner la situation dans tous les sens, elle s’est inscrite pour faire des remplacements en tant qu’institutrice. Depuis le café sous les fenêtres de son petit studio rempli de plantes grasses et de cactus, Noémie prépare déjà le concours de professeure des écoles qu’elle espère décrocher l’année prochaine. À la rentrée, elle sera catapultée sans grande expérience dans une classe probablement bondée. « Cela va être dur, je n’ai pas de doute là-dessus. Mais c’est la seule issue. Je pense que c’est le seul scénario qui ne me fera pas me sentir expropriée, de moi, du temps. De la vie, en fait. »
*Le prénom a été modifié
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