Plusieurs personnes attablées

« On partage ? » : pourquoi payer l'addition est devenu une galère

© Succession, HBO

Les applications de paiement n'empêchent pas les embrouilles entre amis, au contraire.

« Cette meuf me doit 240 dollars, et je ne la connais même pas vraiment ! (...) Est-ce que je me suis fait avoir ? », se lamente une internaute sur TikTok. Tout avait pourtant bien commencé. Un soir d'été, Bria Jones sort dîner au restaurant. Pour faciliter le décompte et ne pas rendre la tâche infernale à la serveuse au moment de payer l’addition, Bria dégaine sa carte de crédit, supposant que ses amies se plieront à la règle sociale tacite stipulant que celle qui avance se verra rapidement remboursée.

Le fait divers du Web : tout le monde s'en mêle

Six semaines plus tard, Bria Jones n'a toujours pas récupéré son argent, malgré les messages de rappel que son amie d'amie ignore sans vergogne. Une situation pénible qui aurait pu en rester là, sauf que la vidéo, relayée par la presse américaine et vue plus de 3 millions de fois, touche une corde sensible. Face à l'incompréhension et à la frustration de la jeune femme, les internautes s'enflamment, se déchirent, donnent leur opinion (ce serait apparemment à la connaissance commune de rembourser) et proposent des conseils pour que Bria revoit ses 240 dollars (inonder le groupe WhatsApp pour humilier le mauvais payeur). Bref, sur les réseaux, tout le monde parle de thune et de la manière dont elle colore les relations et imprègne les usages. Un rapport à l'argent qui se complexifie au gré de l'inflation, de la multiplication des technologies de paiements et de la commodification de l'amitié.

@heybriajones

I like being the credit card friend but this is weird behavior 😭

♬ original sound - Bria Jones

Sur YouTube, la créatrice de contenu Tiffany Ferguson énumère les multiples questions qui nous traversent au moment de passer à la caisse : faut-il ou non demander des additions séparées ? Quels sont les délais de remboursement acceptables en fonction du degré de proximité ? Envoyer un rappel automatique via le service de paiement mobile Venmo est-il passif-agressif ? À partir de quel montant n'est-il plus envisageable de pardonner une dette non payée ? « Tous ces comportements et ces règles tacites affectent la perception que nous avons des uns et des autres, nous émettons des jugements et des hypothèses en fonction de la manière dont les gens fonctionnent avec l'argent », souligne Tiffany Ferguson. Comme le disait le disait le philosophe québécois Alain Deneault, nos vies psychiques se trouvent désormais configurées par notre rapport à l’argent.

« Je t'invite la prochaine fois ? »

Plusieurs paramètres entrent évidemment en jeu : moyens, circonstances sociales et contextes culturels. Dans les sociétés occidentales par exemple, les moins de 40 ans sortent moins qu'auparavant, ce qui enraye certaines habitudes. « Je t'invite la prochaine fois ? » est peut-être une phrase qui finira par se perdre. Plutôt que d’inviter chacun son tour, les gens auraient plus volontiers tendance à payer sur place chacun pour soi. (Qui sait si nous nous reverrons un jour ? ) Il faut aussi composer avec un climat économique hostile. Entre la stagnation des salaires et l'augmentation du coût de la vie, l'envie de payer sa tournée en prend peut-être un coup. « L’anxiété autour de l’argent est intense en ce moment », résume USA Today. Citant la Sawyer Business School, le média rapporte que 70 % des Américains déclarent que l'économie, qualifiée de « chaotique », « désastreuse » et « lamentable », se détériore. Un sentiment exacerbé chez les plus jeunes : 65 % des Z et 74 % des millennials déclarent être « en retard financièrement » par rapport aux générations précédentes au même âge, ce qui pourrait en partie expliquer une sorte de repli protectionniste financier.

Un sondage américain indique que la pandémie a enseigné (parfois brutalement) la frugalité à la génération Z. En effet, 38 % d'entre eux ont ouvert un compte d'investissement en ligne en 2020, tandis que 39 % ont ouvert un compte bancaire en ligne, ce qui les amène à épargner plus tôt que les millennials. En outre, le cabinet Gen Z Planet affirme que la GenZ économisait et investissait plus qu’elle ne dépensait. Peut-être car elle nourrit l'espoir un peu fou de pouvoir un jour se payer un logement, ambition à laquelle ont renoncé bon nombre de millennials. Selon une récente étude, la moitié d'entre eux estime que la capacité à épargner pour une mise de fonds était un obstacle à l'accession à la propriété, contre seulement 33 % de la GenZ. L'étude montre aussi qu'en 2022, 30 % des jeunes de 25 ans étaient propriétaires de leur maison, contre 28 % pour la génération Y et 27 % pour la génération X au même âge.

Comment la tech transforme notre rapport à l'argent

Dans l'équation, les applications de paiement jouent également un rôle important. Aux État-Unis, le recours généralisé à Venmo, Zelle, Revolut ou encore CashApp ou MobilePay contribuent à modifier les comportements. « Grâce à Venmo, nous savons tous maintenant à quel point nos amis sont pingres », écrit Teddy Wayne en 2017 dans The New York Times. Citant le cas de Margaret Pennoyer, institutrice à Manhattan, qui après sa participation à un enterrement de vie de jeune fille s’offusque quand elle reçoit par e-mail le décompte de ce qu'elle doit, calculé par Venmo au centime près, le journaliste note : « En rendant les paiements entre amis presque invisibles – aucun argent ne change de main, aucun chèque n’est émis – Venmo devrait théoriquement rendre ces relations moins manifestement transactionnelles. Pourtant, non seulement [l'application] encourage la mesquinerie, distillant le désordre de l'expérience humaine jusqu'à un point de données numériquement précis, mais en rendant si facile le remboursement d'achats aussi insignifiants qu'un café, l'application promeut en fait le libertarianisme, la philosophie du pour-soi de la Silicon Valley. »

Même principe avec l’application Divyy, qui permet de prendre en photo l'addition et de calculer avec exactitude la part de chacun. À propos de ce type de comptes, Business souligne : « Cela mine notre lien en transformant une relation basée sur la confiance (par exemple, un ami vous propose de vous raccompagner chez vous en voiture) en une relation transactionnelle (votre ami pourrait vous demander de lui rembourser l'essence). » Pour Margaret Pennoyer, cela contribuerait à « changer les amitiés et à les rendre plus calculatrices », dans une société déjà hyperindividualiste et fragmentée qui n'a pas vraiment besoin de ça. Un avis appuyé par les travaux des chercheurs Tami Kim et Michael Norton. Dans le cadre de leur étude, ils ont montré aux participants les historiques des transactions Venmo de deux utilisateurs. Le premier remboursait ses amis en utilisant des nombres ronds (10 $ et 35 $), l'autre des montants spécifiques (9,99 $, et 34,95 $). Il a été demandé aux participants de choisir avec qui ils préféreraient être amis, et la grande majorité (81 %) a choisi la première personne.

En bonus : Venmo, le nouvel Instagram

Venmo permet également aux utilisateurs de réclamer un paiement. En d'autres termes, d'envoyer une facture formelle (poliment qualifiée de « rappel » ) à une connaissance. Pour cela, il est possible de mettre plus ou moins de formes. Sur l'application, un feed façon Facebook affiche les demandes de remboursement de chacun, assortis d’émojis et de blagues d’initiés. Pour The New York Times, ce partage serait en partie performatif, une énième mise en scène de nos vies sur les réseaux auprès de « ses amis Venmo », ses contacts aussi utilisateurs de l'appli dont les actualités sont visibles comme sur Instagram. C'est juste une nouvelle manière de communiquer sur le fait que James est allé voir un match de base-ball après avoir bu des coups avec ses potes. « Les transactions publiques signifient également que les relations intimes sont souvent rendues lisibles et soumises à un examen minutieux », poursuite le média. Examen susceptible de générer, encore une fois, jalousie, frustration et FOMO. « De la même manière que vous pouvez voir sur Instagram que vous n'avez pas été invitée, vous pouvez l'apprendre sur Venmo », conclut Margaret Pennoyer.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    "Me myself and I" est une question probablement générationnelle qui a toujours existé mais certainement liée à de nouveaux usages favorisés par le digital et par de nouveaux comportements de consommation qui font perdre (pour en faire un article...) toute convivialité et entraide. Pauvre Boomer que je suis, né et vivant à Paris, j'avoue n'avoir jamais connu ces attitudes égoïstes dans mes relations amicales durant mon adolescence et jusqu'à présent. Le cercle amical est animé par des valeurs éducatives (aussi bien pragmatiques qu'émotionnelles). On en partage pas sa pitance avec n'importe quelle relation dite"amicale".
    On croirait le sketch de Muriel Robin "l'addition" en mode 2.0... d'ailleurs le numérique permet de calculer au centime près la partt de chacun, de sorte que le pourboire, geste de courtoisie et de remerciement, a totalement disparu. 32,64 € par personne se transformait et 35 €, le delta était pour le service rendu. Terminé ! Chacun sa life....
    Cet esprit de respect et soutien mutuel s'est propagé jusque dans le travail où chacun se débrouille et se tait rendant l'esprit d'équipe improbable. Il ne faut donc pas s'étonner de l'inquiétant taux d'engagement des salariés français avec 7%...!
    Comment générer l'intelligence collective lorsque le comportement amical dans la vie privée, qui pourtant est fondamental dans l'évolution de l'être humain, est malmené pour quelques euros offerts à l'ami sans argent. Un conseil : mieux choisir ses amis.... est primordial sauf si l'égoïsme est le trait principal de caractère....Y.O.L.O 😉

  2. Avatar Anonyme dit :

    Je suis vieux, misanthrope et je ne sors plus jamais, mais cela ne m'empêche pas d'avoir un avis ! Je trouve cette normalisation de l'égoïsme tout à fait cohérente avec le triomphe de l'individualisme : au restaurant on n'est plus un groupe mais le rassemblement éphémère d'individualités autocentrées. Pourquoi en ce cas aller à plusieurs au restaurant ? Mais pour exorciser temporairement l'angoisse de la solitude, autrement dit un acte à l'intention de soi-même et non plus des autres... Il y a là non plus cohérence mais paradoxe : l'hyper-individualiste est constamment tourné vers ses propres intérêts et "en même temps" il ne supporte pas d'être seul avec lui-même, peut-être même ne sait-il pas vivre avec lui-même...
    Mais rassurez-vous : si je dis ça c'est seulement parce que "Je suis vieux, misanthrope et je ne sors plus jamais"

  3. Avatar Anonyme dit :

    polémique typiquement américano-américaine... tous les exemples cités viennent des Etats-Unis, en France on utilise plutôt Lydia que Venmo... Merci de ne pas nous amalgamer ni importer les problèmes américains. On s'en sort très bien ici merci

  4. Avatar Anonyme dit :

    Mais quel hypocrisie des boomers.
    Vous êtes la génération la plus radine de l'histoire humaine.
    Vivement que vous partiez tous !!!!

  5. Avatar carraro JP dit :

    Ça devient difficile de payer l'addition tout simplement parce que le pouvoir d'achat diminue, les salaires baissent alors que tout augmente, l'argent va dans la poche des plus riches et il en reste de moins en moins pour les autres.

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