
Dans son livre Une information brute ? Journalisme, vidéos et réseaux sociaux, la chercheuse Aurélie Aubert décrypte comment l'un des médias les plus populaires en ligne a défini une nouvelle approche journalistique.
Quel est le rôle du journalisme ? Il existe probablement autant de réponses qu'il existe de médias. Pour Brut, le média vidéo basé sur les réseaux sociaux, l'objectif est de produire un contenu sans intermédiation et permettant de susciter la conversation et surtout le partage sur les plateformes sociales. Lancé en 2016 avec l'accélération de la vidéo sur Facebook, Brut a largement réussi son pari en imposant un format et un style journalistique très particulier tout en réalisant 500 millions de visites par mois. Ses sujets, sélectionnés à la fois par les journalistes et une équipe d'analystes data ont pour vocation de provoquer le débat dans ses commentaires et de faire avancer la société sur des thématiques progressistes ou écologistes. Le fonctionnement de cette machine de guerre médiatique est au centre de l'ouvrage d'Aurélie Aubert, professeure en Sciences de l'information et de la communication à la Sorbonne Nouvelle. Dans son livre Une information brute ? Journalisme, vidéos et réseaux sociaux, elle explore les coulisses de fabrication de l'information de ce pure player. Interview.
Votre livre commence par une contextualisation importante sur la manière dont les médias ont été attirés par Facebook.
Aurélie Aubert : Facebook, c'est le réseau social le plus visible, c'est par lui que passent encore beaucoup d'interactions et de liens vers les médias. Avec l'avènement d'Internet, les journaux ont commencé à avoir leur site web et restaient maîtres de la manière de présenter leur information. Mais l'accès à l'information s'est considérablement modifié avec l'usage du portable. À partir des années 2010 on accède aux articles, notamment les jeunes, par les notifications Facebook et moins en allant au kiosque ou par l'intermédiaire du site web. Les médias traditionnels se sont adaptés. Ils ont commencé à avoir des comptes Facebook, à poster davantage, à passer par Twitter qui avait aussi une politique différente. Puis il y a une deuxième vague qui est arrivée au milieu des années 2010 aux États-Unis. C'est l'apparition de médias 100% vidéos ou médias sociaux comme Now This ou AJ+. Ces médias ont pris acte du fait que l'accès à l'information se faisait majoritairement par les réseaux sociaux et que ça allait continuer ainsi. En plus de se passer d'un site web, ils ont mis l'accent sur la vidéo qui est un canal de diffusion plus facilement monétisable dans lequel on peut insérer des publicités. Donc Facebook va inciter les médias, mais aussi ses utilisateurs à faire de plus en plus de vidéos, car plus il y a du contenu, plus il y a de trafic et donc d'argent. Il faut toutefois se rendre compte que les médias représentent un tout petit pourcentage du trafic sur Facebook.
Dès la conception, Brut et Facebook ont forgé une sorte de collaboration ?
A.A : Je ne sais pas si on peut parler de partenariat. C'est plutôt une alliance de circonstance. Guillaume Lacroix avait déjà tenté de vendre son projet à la télévision sans succès et il a trouvé avec Facebook un environnement très accueillant. La plateforme a mis à leur disposition des outils comme le Facebook Live et leur logiciel gratuit d'analyse de donnée Crowdtangle. Ce dernier est utilisé dans d'autres rédactions pour voir quels contenus sont les plus populaires. Facebook a aussi fait un peu de publicité pour Brut en parlant d'eux sur son blog spécialisé qui recense les "bonnes pratiques" des médias dans le monde. Brut est consacré comme un bon élève qui sait bien valoriser son contenu auprès de certaines communautés et qui a donc vu augmenter son nombre de viewers.
Est-ce que l'avenir de ce média dépend toujours autant de Facebook actuellement ? Brut peut-il envisager de s'émanciper du réseau un jour ou l'autre?
A.A : Il faut déjà savoir de quoi on parle. Entre le moment où j'ai commencé à étudier cela et aujourd'hui, Brut a complètement changé avec un service de vidéo à la demande et un service de shopping en ligne. C'est devenu un objet protéiforme qui n'est plus vraiment un média. Si on parle uniquement de la fabrication de contenu journalistique, alors sur ce point, ils sont toujours dépendants de Facebook. En revanche, il y a plus de réseaux sociaux et la part du gâteau de Facebook s'est réduite, avec TikTok notamment. L'accès à l'information par Facebook baisse régulièrement depuis 2019, mais ils restent majoritaires. Donc, bien sûr, ils ont tout intérêt à diversifier les réseaux sociaux sur lesquels ils diffusent. Mais Facebook reste important.
Brut a levé 40 millions d'euros en avril dernier. Il s'agit de la quatrième levée de fonds. Est-ce que ce type de média uniquement basé sur les plateformes sociales est viable économiquement ?
A.A : Je pense que c'est une entreprise qui a gardé l'esprit start-up avec une dimension un peu risquée dans leurs affaires d'où les levées de fonds continuelles. Ça montre que leur modèle économique n'est toujours pas rentable. Est-ce que c'est parce qu'ils n'ont pas trouvé le bon modèle ou bien parce qu'ils ont lancé des aventures un peu risquées, notamment avec la plateforme de SVOD qui est un crash industriel ? C'est difficile à dire. Je pense néanmoins que si on se concentre sur le modèle des vidéos diffusées par les réseaux sociaux, il est quand même malin. Ils ont trouvé quelque chose qui a de l'avenir, car on ne reviendra pas au papier et, à terme, l'accès à l'information se fera intégralement en ligne.
On parle souvent de vidéo « à la Brut » avec un habillage minimaliste et une personne face-caméra qui parle sans l'intermédiation du journaliste. Pouvez-vous me donner le portrait-robot de cette personne interviewée par Brut ?
A.A : C'est quelqu'un qui doit incarner le sujet dont on parle afin de le rendre le plus partageable possible. La population que visent ces médias sociaux, c'est ce qu'ils appellent dans leur jargon « les millennials ». C'est une catégorie sociologique qui n'existe pas vraiment : des jeunes de 18 à 34 ans, connectés et urbains qui ont plutôt fait des études. Donc il faut s'adresser à cette population-là, avec une personne qui leur ressemble. Ce n'est donc pas un expert d'un sujet qui est un peu ennuyeux et difficile à couper, ni un journaliste que Brut a pour parti pris d'invisibiliser, du moins à ses débuts. Un personnage filmé par Brut c'est donc quelqu'un à qui il est arrivé une histoire, en général douloureuse, puisque c'est beaucoup de questions sur le handicap, les inégalités et les discriminations et qui a su s'en sortir par lui ou elle-même. Selon moi, il y a vraiment une dimension très individualiste dans le message qui est porté. Ça ne sera jamais des politiques publiques ou des pouvoirs publics qui sont venus en aide. Ce sont toujours des sujets de société, mais qui sont traités par l'angle individuel avec cette morale « je m'en suis sorti à la force du poignet parce que je le voulais ».
Une des choses qui interpelle dans ces témoignages, c'est le manque de contradiction ou bien de contextualisation.
A.A : Ça, c'est quelque chose qui m'a énormément intéressé parce que c'est effectivement l'inverse de ce qu'on apprend dans les écoles de journalisme. Il y a des principes que l'on enseigne toujours et notamment la dimension contradictoire. Dans le livre, je pose l'hypothèse que l'engagement des journalistes de Brut est différent de celui qu'on avait l'habitude d'avoir habituellement. Il consisterait à mettre en lumière des enjeux d'identité, des inégalités et des problèmes climatiques à travers des histoires individuelles. Maintenant, est-ce que ce modèle-là va infuser et changer totalement les manières de faire du journalisme ? Honnêtement, je n’en suis pas sûre. Une fois sorti de chez Brut, on peut adopter une autre approche. Par ailleurs, ce format de la vidéo « à la Brut » s'est un peu essoufflé après avoir été copié.
Comment entretenir un débat sur des sujets de société si l'on n'introduit pas de contradiction ? Cette notion est laissée aux viewers dans les commentaires ?
A.A : Brut, comme la plupart des médias du même type, se considère comme un média conversationnel. Il part du principe que le réseau social sur lequel il est basé fonctionne sur les interactions et les commentaires qui sont constructifs ou virulents. Mais le paradoxe des sujets « à la Brut » est justement qu'ils ne présentent aucune contradiction. Il va donc nous faire entrer dans les sujets par le biais de l'émotion. Le média met en avant des histoires avec une forte charge émotionnelle comme les inégalités, la discrimination, le racisme, la planète qui brûle, etc., et nous laisse le loisir de discuter ou de critiquer dans les commentaires, sur les plateformes sociales qui fonctionnent elles-mêmes à l'émotion.
Dans le contexte actuel, on voit de plus en plus de médias en difficulté sur Facebook pour pousser du contenu, notamment de l'écrit. La vidéo doit aussi s'adapter avec des formats plus petits pour concurrencer TikTok. Comment envisagez-vous l'avenir des médias basés sur les réseaux ?
A.A : Brut s'en sort, car leur système de vidéos qui fonctionnent à l'émotion continue de susciter le partage. Ce qui diminue vraiment ce sont les campagnes de push censées envoyer un lien vers des communautés d'abonnés. À moyen terme, les médias comme Brut sont plutôt protégés tant que leurs vidéos ont des effets de boule de neige. En revanche, les médias qui se basent sur des liens externes sont en grande difficulté. Je pense aussi au bras de fer qui est en train d'avoir lieu entre Facebook et les médias canadiens. Ces derniers ont vu leur visibilité drastiquement baisser à cause d'une tentative de régulation de l'État sur les droits d'auteur. Face aux résultats catastrophiques, le Canada va sans doute devoir faire machine arrière, ce qui est inquiétant. Même si l'Europe s'emploie à réguler les GAFAM, on voit comment une entreprise comme Facebook peut casser très facilement tout un secteur.
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