Zucky, Thiel, Andreessen et Musk en chevaliers de l'apocalypse

Pourquoi Elon Musk et ses amis veulent déclencher la fin du monde

Dans son ouvrage The End Of Reality, Jonathan Taplin alerte sur le futur amoral qu'imaginent Elon Musk, Mark Zuckerberg, Marc Andreessen et Peter Thiel.

On ne présente plus Elon Musk ni Mark Zuckerberg. On connaît moins bien en France l’investisseur Marc Andreessen, qui a financé la plupart des grosses entreprises de la Silicon Valley, tout comme Peter Thiel, fondateur sulfureux de Paypal et de la société de renseignement technologique Palantir. 

Jonathan Taplin a fait de ces quatre oligarques de la tech ses cibles dans son nouvel ouvrage The End of Reality: How Four Billionaires Are Selling Out Our Future (Public Affairs, septembre 2023). L’ex manager de Bob Dylan et producteur de Martin Scorsese, reconverti en observateur du monde des médias et de la tech, explique que ces quatre « technocrates » imaginent un futur très loin des préoccupations de 90 % de l’humanité (à savoir : le changement climatique et les inégalités sociales, par exemple). Puisque le monde selon Musk et compagnie repose sur des concepts qui nous menacent tous d’un point de vue « moral » et « politique », estime Jonathan Taplin. Il détaille quatre de ces concepts en particulier : le métavers, les cryptomonnaies, le transhumanisme et la colonisation de Mars, que défendent ces hommes, chacun à leur manière. Pour Jonathan Taplin, il y a donc urgence à combattre ces milliardaires. Son livre, qui s’appuie majoritairement sur des faits connus, a le mérite de relater leur pensée de manière claire et incisive. Interview. 

Pourquoi avoir choisi ces 4 hommes-là plutôt que d’autres magnats de la tech ? Par exemple Sam Altman (créateur d’OpenAI, ChatGPT), qui semble l’un des dirigeants les plus influents du moment. 

Jonathan Taplin : Quand j’ai commencé à écrire le manuscrit il y a trois ans, ChatGPT n’existait pas, Sam Altman n’avait donc pas la même importance. Mais je continue de penser que ces quatre hommes sont les plus puissants de la Silicon Valley. Ils portent à eux 4 l’une des visions dominantes de la société aujourd’hui. Pour être plus précis, je vois deux visions s’affronter : celle qui consiste à dire « prenons toutes les ressources disponibles, humaines et technologiques, et tentons de sauver la planète. » L’autre, la leur, est de considérer que notre planète est condamnée, et que nous avons besoin de nous réfugier dans un monde nouveau. Donc nous avons besoin de dépenser comme le suggère Elon Musk 10 mille milliards de dollars pour envoyer les humains sur Mars, y établir des colonies spatiales, et y construire des abris contre les radiations solaires… Cet autre monde peut aussi prendre la forme d’un univers virtuel. Mark Zuckerberg pense que d’ici 2030, la plupart des citoyens des États-Unis seront sans emploi. Il faudra donc les occuper, les sortir de leurs vies ennuyeuses et sans but, en leur proposant de se rendre dans le métavers. Au lieu de voir Tony Stark dans Avengers, ils pourront vivre la vie de Tony Stark dans Avengers, et louer cette expérience auprès de Meta. 

C’est aussi une vision que soutient Marc Andreessen. L’une de ses citations que je reprends en introduction de mon livre, résume bien leur pensée : « La réalité a eu 5000 ans pour s'améliorer et reste manifestement sans intérêt pour la plupart des gens. Nous devrions construire – et nous construisons – un monde en ligne comme le métavers pour rendre la vie, le travail et l'amour merveilleux pour tout le monde, quel que soit le niveau de privation dans lequel il se trouve dans la réalité, sa liberté. »

Qu’en est-il de Peter Thiel, quelle est sa vision du monde ?

J.T. : Pour moi c’est l’homme le plus dangereux de tous. Il croit fermement au transhumanisme, donc l’idée que la machine et l’humain vont fusionner dans un futur proche. Cela prend différentes formes : télécharger sa conscience sur un ordinateur par exemple, et donc continuer d’exister après sa mort. Si Peter Thiel meurt, ce qu'il n’a absolument pas l’intention de faire, alors l’IA “Peter” pourra continuer de diriger sa société de surveillance Palantir. Pour s’assurer de ne pas mourir, il se fait transfuser le sang de jeunes de 18 ans, puisqu’il a été prouvé que des souris parvenaient à vivre plus longtemps en recevant le sang de congénères plus jeunes. Le transhumanisme englobe aussi l’idée de la sélection génétique. C’est-à-dire le fait qu’un embryon humain puisse être testé pour son intelligence, ses maladies potentielles, sa probabilité de devenir chauve etc. Avec Crispr (une technologie dite de ciseau génétique qui permet de modifier certains gènes), il devient envisageable de faire en sorte que votre enfant soit le plus intelligent ou le plus athlétique possible. Je pense que c’est l’idée la plus dangereuse du monde. L’idée derrière le transhumanisme c’est : l’argent d’un individu détermine sa longévité, son intelligence, ses capacités… 

Vous distinguez ces technocrates de précédents magnats de la tech comme Steve Jobs par exemple. Quelles différences voyez-vous ? 

J.T. : Oui je les distingue aussi des inventeurs des siècles passés. Une biographie d’Elon Musk vient de paraître, elle a été écrite par Walter Isaacson qui décrit Musk comme un Thomas Edison moderne, version excitée et bipolaire. Mais il n’en est rien. Thomas Edison a inventé des objets qui ont aidé l’humain moyen à avoir une vie plus agréable : l’ampoule électrique, le phonographe… Elon Musk produit des véhicules automobiles très chers qui servent de vertu ostentatoire aux plus riches, en montrant leur intérêt pour l’environnement. Il fabrique aussi des fusées très chères qu’il vend au gouvernement américain, payées (donc le contribuable paie), en faisant 30 % de marge sur chaque lancement. Il fabrique des satellites (Starlink) qu’il vend au gouvernement aussi, mais dont il garde le contrôle. Nous le voyons bien lorsqu’il décide de couper la connexion des soldats ukrainiens à Starlink en pleine guerre. Autrement dit : il agit comme un méchant de James Bond. Pour moi ces hommes sont très différents des précédents tycoon de la tech. Le smartphone de Steve Jobs permettait au moins à des millions de personnes de se connecter. 

On pourrait dire la même chose du Facebook de Mark Zuckerberg…

J.T. : Je pense que les réseaux sociaux, la grande contribution de Mark Zuckerberg à l’humanité, a rendu le monde, du moins mon pays, bien plus volatile, bien plus polarisé, bien plus en colère, triste et déprimé qu’il ne l’était. Sans pour autant permettre aux citoyens de mieux comprendre ce qu’il s’y passe. 

Dans votre livre, vous décrivez l’évolution des élites de la tech qui était en partie emprunte d’idées progressistes vers des idées de plus en plus à droite, voire à l’extrême droite, puisque vous les assimilez à des néofascistes… 

J.T. : Ces quatre hommes sont profondément libertariens, c’est-à-dire qu’ils chérissent la liberté plus que tout. Mais ils se sont transformés au fil des années en chantres de l'autoritarisme. Pendant les élections sénatoriales de 2022 aux États-Unis, Peter Thiel a soutenu deux candidats (JD Vance et Blake Masters). Ils sont tous deux anti-avortement, et soutiennent la censure de certains livres dans les bibliothèques, s’ils traitent des transgenres, ou de l’histoire de l’esclavage d’une manière qui ne leur convient pas, par exemple. Donc la liberté n’est clairement plus la priorité de Peter Thiel. Il a déclaré que la démocratie et le capitalisme ne sont pas compatibles. Et il est assez clair qu’il est en faveur du capitalisme. Il a affirmé au Wall Street Journal que seulement 2 % de la population sait ce qui se passe dans le monde : les investisseurs et les scientifiques. Les autres ne sont que des moutons à ses yeux. Voilà sa vision du monde. Ces technocrates veulent donc un monde où eux seuls peuvent évoluer librement, sans contrainte, sans taxe. Et créer le chaos politique est une bonne stratégie pour cela. Cela crée des blocages : rien n’est décidé, rien n’avance, et c’est parfait pour eux. 

Vous comparez la situation actuelle à l’interrègne qu’évoquait le philosophe Gramsci en 1920. Pourquoi faites-vous ce parallèle ? 

J.T. : C’est le terme employé par Antonio Gramsci (philosophe marxiste italien) dans les années 1920 lorsqu’il a été emprisonné par Mussolini, pour ses positions antifascistes. Dans ses Cahiers de prison, il décrivait la crise que son pays était en train de vivre ainsi : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. Il désignait la fin des empires coloniaux du XIXème siècle, bousculés par l’arrivée de toutes sortes de technologies (téléphone, avion, radio…). Une partie des pouvoirs en place combattaient alors ces nouveautés. Je pense que nous nous trouvons dans une même forme d'interrègne aujourd’hui. Donald Trump et ses soutiens détestent le monde nouveau, qui aujourd’hui est incarné par la liberté et les droits des personnes LGBT, par exemple. Ils détestent également le fait que les femmes aient accès à l’avortement. Son slogan « Make America Great Again », c’est tout simplement revenir aux années 1950. 

Le problème c’est que les technocrates, eux, profitent de cet interrègne, non pas pour proposer un nouveau monde qui irait vers les énergies renouvelables pour tous par exemple, mais pour imaginer et mettre en place une fuite de l’humanité vers Mars et la réalité virtuelle. 

Quel regard portez-vous sur l'avènement de l'intelligence artificielle générative, en quoi s’intègre-t-elle dans la vision du monde de ces technocrates ? 

J.T. : Marc Andreessen estime que l’intelligence artificielle va sauver le monde, entre autres parce qu’elle va permettre de rendre la créativité plus efficace ! Pour moi cela n’a pas de sens. Quand je travaillais avec Bob Dylan il y a quelques années, il n’a jamais été question du mot efficacité. Cela ne faisait pas partie de son lexique. Il a mis des semaines et des semaines pour écrire Like A Rolling Stone, il en a écrit différentes versions. Et il pensait que la joie d’écrire était liée à ce processus. C’est ainsi que l’on découvre de nouvelles choses. Alors oui, vous pouvez demander à ChatGPT d’écrire une chanson ressemblant à celles de Bob Dylan dans les années 1965. En 30 secondes vous obtiendrez un résultat. Et il sera banal, idiot et sans valeur. Ce n’est pas le futur de l’art. 

En ce moment, deux mouvements de grève à Hollywood s'attaquent justement à ce sujet. Des scénaristes sont en grève chez Marvel Cinematic Universe, qui envisage de les remplacer par des spécialistes du prompt, capables de donner quelques instructions à une intelligence artificielle pour obtenir un script en une demi-journée. Le seul problème qu’ils ont c’est qu’ils ne peuvent pas mettre cette production sous copyright, puisque le copyright ne s’applique pas aux machines. Ils devront donc embaucher un scénariste pour rendre le scénario “plus humain”, mettre un peu d’humour par exemple. Ce scénariste sera payé 10 000 dollars la semaine, sachant qu’auparavant l’écriture d’un scénario était payée 50 000 voire 70 000 dollars. En deux semaines de temps, Marvel obtient un scénario complet quand il lui fallait un an auparavant. C’est encore une fois, cette notion d'efficacité qui prime. Le problème c’est que ChatGPT n’écrira jamais quelque chose de génial, ni de spécial car ce programme considère que toutes les connaissances sont déjà accessibles en ligne, et qu’il suffit de mixer ce qui existe déjà pour créer quelque chose de nouveau. 

Le métavers de Zuckerberg est un échec, la hype autour des cryptomonnaies est redescendue, celle sur les IA pourrait possiblement connaître le même cycle… Est-ce qu’on ne surestime pas le pouvoir de ces hommes ? 

J.T. : Il y a quelques jours à Washington, le Sénat recevait dans la même pièce Elon Musk, Mark Zuckerberg, Sam Altman, Satya Nadella… Tous étaient là pour décider comment réguler l’intelligence artificielle, c’est absurde. Ils vont affirmer qu’il faut réguler, mais s’assureront qu’il ne s’agit pas d’une véritable régulation, tout comme cela a été le cas avec les réseaux sociaux. 

Marc Andreessen de son côté finance Anduril, une société qui vend des logiciels dédiés aux armes autonomes. La plupart des pays veulent bannir ces armes autonomes, excepté la Russie et les États-Unis. Et pourtant Marc Andreessen fait des millions de dollars en vendant ses logiciels à l’Armée américaine pour ses véhicules. Sans aucun questionnement éthique. 

Face à leur vision du monde, quelles pistes encourageantes voyez-vous ? 

J.T. : Il existe déjà quelques exemples concrets de personnes qui proposent une vision en faveur de la planète ou pour lutter contre les inégalités sociales, même si ces initiatives ne sont pas très visibles car peu financées. Par exemple, la ville de Los Angeles, qui connaît une importante crise du logement, a reçu un budget pour reloger les sans-abri. Mais le coût d’une construction étant telle qu’il n’est pas suffisant pour reloger les 45 000 sans abris de la ville. Une société baptisée ICON a développé une technique d’impression 3D béton permettant de construire une maison pour moins de 50 000 dollars (contre 600 000 dollars avec un processus de construction classique). La technologie est prête mais elle n’est pas utilisée pour faire face au mal-logement, parce que les fédérations professionnelles de la construction, et les élus qu’ils soutiennent s’y opposent. 

Je pense malgré tout qu’il y a de l’espoir. Pour qu’une renaissance advienne, il faut que nous commencions par repousser ces quatre personnes. Mon espoir c’est que des artistes se rebellent contre ces technocrates, et trouvent une sortie à leur nihilisme. 

À lire : The End of Reality, How Four Billionaires are Selling a Fantasy Future of the Metaverse, Mars, and Crypto (Public Affairs, septembre 2023)

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.

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