
L’ancien « barbouze » de l’Élysée joue les bouffons médiatiques sur Twitter. Décryptage d’une stratégie pas si idiote que ça.
A-t-on le droit de faire le malin sur les réseaux sociaux quand on est au centre d’une affaire d’État embarrassante ? Si on en juge son activité sur Twitter, cette question n'a pas l'air de préoccuper Alexandre Benalla. Pour rappel, cet ancien chargé de mission du cabinet présidentiel est sous le coup de plusieurs enquêtes pour avoir usurpé la fonction de policier et dissimulé des preuves. Malgré cela, il est devenu en l’espace de quelques mois l’un des trolls les plus emblématiques du web français. Il multiplie les blagues potaches et s'exprime sur à peu près tout : la colonisation pour la défendre, des personnalités politiques ou des journalistes pour les critiquer, les grévistes pour s'en moquer… tout y passe.
Non la colonisation n'a pas été une mauvaise chose : infrastructures éducatives, de transports, de communication, de santé, augmentation de l'espérance de vie,...
Elle a été une chance pour les pays colonisés, le problème c'est la manière dont on a décolonisé (abandonné) !— Alexandre Benalla (@benallaoff) December 22, 2019
Ce soir à @VilleSaintDenis, dans un bar du centre-ville pendant que j'échangeais avec des habitants, 3 gauchos (tendance punk à chien qui pue la pisse), ont réussi à foutre un bordel incroyable... cette ville a vraiment besoin d'ordre, et on va en mettre.
— Alexandre Benalla (@benallaoff) November 13, 2019
"Ce qu'ils ne veulent pas que je dise..."
J'étais aussi là le 9 Novembre 1989 ! ? ??. @EditionsPlon??? pic.twitter.com/63OCMlyQGt
— Alexandre Benalla (@benallaoff) November 8, 2019
J'AI RÉVÉLÉ EN EXCLUSIVITÉ À FABRICE ARFI de MEDIAPART LE CONTENU DU COFFRE-FORT !
? ??#Rechauffe#ExtremeGauche pic.twitter.com/C1oTfFuSoM— Alexandre Benalla (@benallaoff) January 22, 2020
Un timing parfait
C'est le 15 juillet 2019 qu'Alexandre Benalla a choisi d'investir le réseau à l'oiseau bleu. La date n'a rien d'un hasard, puisque paraissait le même jour une longue interview de lui dans le magazine Le Nouvel Économiste. Pour Nicolas Vanderbiest, fondateur de l’agence Reputatio Lab, cette arrivée coordonnée à la fois sur les réseaux sociaux et dans les médias est parfaitement maitrisée. « Il y a forcément quelqu’un derrière cette stratégie médiatique, indique-t-il. En plus de le voir faire le troll, on le voit donner des interviews sur BFMTV ou bien Brut. »
Même constat pour Ronan le Goff, directeur associé de l’agence La Netscouade. « Son lancement sur Twitter a été remarquablement réussi, indique-t-il. Il était proche du pouvoir et il a du réseau, donc il est possible que de très bons communicants l'aient aidé à se lancer. Mais il ne faut pas oublier que sous ses airs de troll, c’est une personne intelligente qui a très vite saisi les codes de Twitter afin de se donner une image sympathique. »
Le trolling est une science
La stratégie d'Alexandre Benalla ressemble beaucoup à celle d’un autre troll notoire : Joachim Son-Forget. Ce député affilié à La République En Marche avait tenu sur Twitter plusieurs propos sexistes à l’encontre de la sénatrice Esther Benbassa. Exclu du parti majoritaire en décembre 2018, il fonde son propre parti Je suis Français et Européen avec l'objectif de « former les jeunes à la politique ».
Ses frasques lui vaudront de passer de 6 000 followers à plus de 56 000 en l’espace d’une semaine, d’après 20 Minutes. Continuant sur sa lancée, Joachim Son-Forget publie de nombreux tweets provocateurs et rallie des fans, venant notamment du forum 18-25 ans de jeuxvidéo.com. Ces derniers sont généralement séduits par son discours très cash sur l’immigration, les armes à feu (avec lesquelles il aime se mettre en scène) et les nombreux mèmes politiques ou sexistes qu’il publie.
c'est fini ségo balance ton corps une dernière fois ^^ https://t.co/ikxR7cXmMu
— Joachim Son-Forget (@sonjoachim) January 24, 2020
On est tellement cute et intelligents à la fois, et on s’intègre nickel en ? ? sans causer de troubles à l’ordre public. Les connards font des blagues sur nous par jalousie ou par sexisme ordinaire. #asiat https://t.co/GoJsTPvim1
— Joachim Son-Forget (@sonjoachim) August 5, 2019
Joachim Son-Forget est également le président du cercle Global Variation, un ThinkTank au sein duquel il a travaillé avec le psychologue Vincent Berthet sur des méthodes d'influence fondées sur les sciences cognitives. L’objectif de ce travail, selon le site Swissinfo « Se servir des sciences cognitives pour modifier les politiques publiques ou les comportements des personnes, via les réseaux sociaux notamment ».
Le trolling ? « Assez jouissif », selon les rois autoproclamés de la discipline
Dans le journal 20 minutes, Joachim Son-Forget se confie sur l’intérêt du trolling sur Internet. « Il (le trolling) a une vraie fonction. Je me suis d’ailleurs autoproclamé "roi des trolls". La vérité, c’est que cette activité est fondamentale. Ceux qui trollent sur les réseaux, ce sont eux qui, sur le ton de l’ironie et parfois de la grossièreté, viennent sauver la mise en expliquant le ridicule de certains faux combats, qui pour la plupart ne sont que des postures. Les trolls ont conscience des biais logiques d’une grande partie de la population et ils en jouent pour tourner en ridicule ceux qui font de la grandiloquence morale, ceux qui sont dans l’imposture et l’hypocrisie, et c’est assez jouissif ! »
Quand on compare les méthodes employées, difficile de ne pas voir de parallèle entre les comptes d’Alexandre Benalla et celui de Joachim Son-Forget. Les deux ont gagné de nombreux abonnés en un laps de temps très court (Benalla rassemble plus de 36 000 followers), tweetent des mèmes, assument pleinement leur statut de « paria » tout en étant soutenus par une base qui applaudit à chacune de leur pitrerie. Les deux hommes se connaissent bien. Ils se retweetent, surfent sur les même blagues potaches, et entretiennent de bons rapports en dehors du web.
Je suis député, mais aussi JOURNALISTE, c’est pour ça que j’ai rencontré Marion, pour réaliser une interview pour la rubrique la Moustache de mon journal Le Merdiapart ?. https://t.co/M8iVfy1bDm pic.twitter.com/cNnuEb7eGV
— Joachim Son-Forget (@sonjoachim) January 23, 2020
Bonne année à tous... et la santé hein ^^ @ABenalla_ ? pic.twitter.com/U9fP1ar08t
— Joachim Son-Forget (@sonjoachim) January 14, 2020
La team « foufou » avec @ABenalla_ comme dirait @dr_l_alexandre ? pic.twitter.com/FQiN5EtSoa
— Joachim Son-Forget (@sonjoachim) November 13, 2019
« C'est une bonne situation ça, troll ? »
Mais pourquoi Alexandre Benalla est devenu un troll ? Tout d'abord, pour ridiculiser ses adversaires directs, à savoir, les journalistes qui enquêtent sur lui. Pour Ronan le Goff, cette « stratégie du bouffon » lui permet aussi de continuer d’exister. « Il a pris goût aux feux des projecteurs. Dans le même temps, cela lui permet de s’humaniser. Il se donne un rôle de bouffon sympa afin de faire oublier son image déplorable ». Nicolas Vanderbiest poursuit : « Benalla est loin d’être un simple troll, indique-t-il. Non seulement il tente de noyer le poisson et faire oublier ses affaires judiciaires, mais il exploite aussi son capital médiatique afin de servir ses propres enjeux business. C’est une vraie logique de marque. »
Quand on regarde les tweets plus « classiques » de Benalla, force est constater qu’on a bien affaire à un chef d’entreprise qui tente de vendre un service (en l’occurrence, des conseils en matière de sécurité, via son entreprise Comya Group). Son tweet épinglé est d’ailleurs une interview de lui, plutôt sérieuse, où il analyse l’exfiltration du président et de sa femme du théâtre des bouffes du nord le 17 janvier 2020. En d’autres termes, faire le bouffon sur les réseaux n’est plus décrédibilisant et peut même rapporter gros. Merci Donald Trump...
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