
Les contours de la libra, la crypto-monnaie de Facebook et 27 partenaires, ont été révélés mardi 18 juin 2019. Et les discours alarmistes vont déjà bon train. Entre les États, inquiets de perdre leur souveraineté, et les usagers qui craignent voir leurs données personnelles agglomérées à leurs transactions financières, personne n'est vraiment rassuré
À peine annoncée (et pas encore lancée), la libra, cette monnaie numérique créée par Facebook, rejoint par 27 partenaires – Uber, Spotify, Visa, Mastercard et Iliad notamment – inquiète déjà. À commencer par Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, qui n’a pas dissimulé ses craintes au micro d’Europe 1 et dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale mardi 18 juin.
Ce qui angoisse Bruno Le Maire, c'est de voir une entreprise privée qui compte 2,3 milliards d'utilisateurs, Facebook donc, s’arroger un pouvoir normalement réservé aux États : émettre une monnaie. « L'attribut de la souveraineté des États doit rester aux mains des États, et pas des entreprises privées, qui répondent à des intérêts privés », a-t-il déclaré.
Un groupe du G7 veille au grain
La France n’est pas le seul pays à s’inquiéter. Les membres du G7 ont dès mardi annoncé la création d’un groupe de surveillance pour évaluer les risques éventuels de cette nouvelle monnaie, explique le Financial Times.
Pourtant, le livre blanc publié par Facebook pourrait rassurer les régulateurs. La libra n’appartient pas à Facebook, mais est gérée par une organisation indépendante qui réunit un consortium d’entreprises. Facebook n’a donc pas les pleins-pouvoirs sur cette monnaie. Calibra, en revanche, appartient bien à Facebook. Il s’agit d’un portefeuille numérique qui permettra de faire des transactions en libra (envoyer de l’argent à un membre de sa famille par exemple) via Messenger et WhatsApp. Un service assez similaire à ceux proposés par Western Union et Lydia.
Les politiques monétaires des États pourraient ne plus avoir d'effet
Pour Alexandre Stachtchenko, expert blockchain et co-fondateur de Blockchain Partners, ces craintes restent justifiées et elles arrivent même trop tard. « On savait depuis longtemps que Facebook préparait une crypto-monnaie, estime-t-il. Il n’y a peut-être pas de crainte à avoir avec le projet tel qu'il est annoncé aujourd'hui, mais la pente qui se dessine a de quoi inquiéter les États. La libra ne sera pas seulement un instrument de paiement, mais une monnaie. Si on se retrouve à transférer des actifs uniquement en libra, alors la politique monétaire des banques centrales n’aura plus d’effet », explique-t-il.
Pour les États où l’inflation monétaire est très forte, ce risque est particulièrement prégnant. « Un Vénézuélien préfèrera faire confiance à Facebook et ses partenaires plutôt que de faire confiance à la banque centrale du Vénézuela », estime Alexandre Stachtchenko. Certains Vénézuéliens préfèrent déjà utiliser le bitcoin, pourtant très volatile, plutôt que le Bolivar, la monnaie officielle.
Gilles Babinet, spécialiste des questions numériques, interviewé par Libération, va dans le même sens. Il estime même que le projet doit être arrêté. « À long terme il y a un risque politique : celui de voir émerger une puissance monétaire en capacité notamment d’influencer les marchés. C’est peut-être à l’échéance de cinq ou dix ans, mais c’est un risque significatif. » À ses yeux, Facebook ne se contentera pas de transactions. Il est fort probable que le géant du numérique propose des produits financiers et assuranciels. « Je ne vois pas Facebook rencontrer un succès dans les systèmes de paiement sans vouloir aller plus loin : si vous connaissez le comportement des gens, vous êtes capables de qualifier le risque attaché à l’utilisation de l’argent, donc de créer des produits financiers sophistiqués. ».
Facebook met en concurrence les États
L’autre risque, selon Alexandre Stachtchenko, est d’exacerber la concurrence monétaire entre les États. Car la libra est indexée sur un panier de monnaies traditionnelles. Si l'Union Européenne veut réguler la libra, celle-ci pourrait en retour très bien choisir de minimiser le poids de l'euro dans son indexation. « Il faudra que la Banque Centrale européenne redouble d’efforts pour rester compétitive face à d’autres monnaies favorisées par la libra. »
Avant les États, ce sont les banques privées qui devraient s'inquiéter. « Cette monnaie ne concurrence pas les crypto-monnaies, mais les banques traditionnelles », estime Alexandre Stachtchenko. Dans le livre blanc de la libra, il est écrit que les principales cibles de cette monnaie sont les 1,7 milliards de personnes qui « sont encore exclues du système financier et n’ont pas accès à une banque traditionnelle » (…) car « les frais sont trop élevés et imprévisibles, qu’elles vivent trop loin d’une banque, ou qu’elles ne disposent pas de la documentation nécessaire pour plus d’informations ». En gros, les banques ne font pas leur job, et Facebook et ses amis comptent bien le faire à leur place. Preuve que le service entre bien en concurrence avec les services financiers classiques : on ne trouve aucune banque privée parmi les membres du consortium Libra.
Imaginez que votre banque connaisse votre penchant pour l'anarchisme
L’autre principale inquiétude que suscite la libra est la captation de données financières par Facebook, qui connaît déjà toute notre vie en ligne. Imaginez que votre banque connaisse votre goût prononcé pour les apéritifs, les conquêtes d’un soir ou votre penchant pour l’anarchisme ? Pas tip-top pour obtenir un prêt. « La conjugaison entre un réseau social avancé et un système de paiement est précisément ce qui permet les systèmes de « crédit social », comme en Chine, avec une sanction des « mauvais comportements » , juge Gilles Babinet dans Libération. Le livre blanc de Libra promet que ça ne sera pas le cas. Car Calibra (le portefeuille numérique de Facebook évoqué plus haut) sera une entité à part, pour « garantir la séparation des données sociales et des données financières ». « Il n’est pas impossible que Facebook revienne sur sa promesse, ça a déjà été le cas avant. Le dirigeant de WhatsApp avait promis que les données de la messagerie resteraient privées avant que WhatsApp ne fusionne avec Facebook », nuance toutefois Alexandre Stachtchenko.
Nouveau modèle économique pour Facebook
Mais pour l’expert blockchain, le risque de voir nos données financières exploitées et revendues est faible. « Ce projet de monnaie numérique est justement un moyen pour Facebook de s’affranchir de la revente des données personnelles comme unique modèle économique. Avec Calibra, il peut devenir un fournisseur de produits financiers, comme une banque. »
Pour le moment, toutes ces craintes ne restent que des hypothèses. Pour Alexandre Stachtchenko, il est possible que Libra ne soit qu’ « un feu de paille ». Les régulateurs internationaux pourraient restreindre son usage voire l’interdire avant son lancement officiel en 2020.
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Tous ces risques et ces opportunités, pour les citoyens, seront respectivement mis sous contrôle et préservés lorsque les États concernés appliqueront enfin les lois anti-trusts. Nous observons bêtement depuis 20 ans l’expansion de sociétés qui seront (ne le sont-elles déjà) too big to fail.